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Lubies - Page 85

  • Le fin mot de l'histoire...


    Après un dernier virage, le tracteur convoqua tout ce qu’il lui restait encore sous le capot pour maillocher avec un raidillon sévère. Six longues minutes. Interminables. Et comme ça, le moteur fumant comme un grand-père, jusqu’à ce petit coude situé sur la gauche de la route où un chemin de terre, tout juste praticable, abrégea momentanément les souffrances de la pauvre machine. Au bout d’une cinquantaine de mètres, le chemin débouchait sur un pré étonnamment plat. Un champ de trèfle suspendu entre les premiers sommets, toujours enneigés par endroit, et un paysage de hautes plaines sur lequel on avait d’ici une vue panoramique. C’était donc là, au milieu de ces beautés naturelles, en fin de compte pas plus remarquables que d’autres, c’était donc là que le Vieux se terrait depuis si longtemps.

    En léger contrebas, un plateau de moyenne montagne. Tout autour, un collier de chênes hérissés en collines assez abruptes tentait d’étrangler les perspectives. Leur ombre basculait au crépuscule sur un ensemble de champs entrecoupés de plantations de sapins. Quelques taches luisantes comme de la suie trahissaient la présence discrète de villages minuscules. Quand la brume s’étirait encore sur les champs, on se sentait flotter dans la fraîcheur de l’aube nouvelle et le vent révélait parfois l’odeur sucreuse du regain. Au mois d’août, il était possible d’y surprendre quelques cailles. Ce matin-là, le Vieux avait promis de conduire Arezki jusqu’à cette prairie de sauge où elles avaient pris l’habitude de venir nicher. La veille, il avait déjà été question de «lui enseigner quelques coins à cèpes.» Mais plus tard. Oui. Plus tard. Quand il aurait le temps. Mais le Vieux n’avait déjà plus beaucoup de temps. Cinq jours qu’Arezki partageait le quotidien de l’ancien capitaine aux soixante sélections, disparu du jour au lendemain- il y avait près de quarante ans.- ,sans laisser d’adresse et le jeune homme avait compris l’essentiel. Par ici, chaque matin devait se contenter de rêver le suivant.

    Dans ce champ, Arezki crevait de soif. La sueur lui poissait les mèches sur le front pire qu’un papier tue-mouche qui aurait intercepté toutes les particules- poussières d’herbe sèche, insectes occis par tout ce soleil toxique- peinant à s’extraire de cette atmosphère de plomb avec des efforts désespérés de nageur au ralenti dans l’eau lourde. A la descente du tracteur, son regard s’était, par réflexe, porté sur les balles d’herbe ordonnées en une litanie de petits tas comportant cinq unités chacun. L’organisation lui semblait des plus pointilleuses. Une manière de pointillisme paysan qui en disait assez long sur la forme obtuse que ne manquerait pas de prendre le reste de la journée. Pourtant, Arezki s’estimait privilégié. Oui….

    Au moment d’entreprendre sa quête, il était à cent lieues de s’imaginer qu’il pourrait jouir de ce genre d’intimité. Tout au plus espérait-il vivre une aventure. Oui. Enfin une aventure. Une vraie. Le genre d’expédition mûrement fantasmée dans sa jeunesse et qui lui avait donné envie de faire ce drôle de métier. Au début, il trépignait à l’idée de toutes ces rencontres- la magie de la rencontre, n’était-ce pas la seule raison de vivre de ceux qui embrassaient la carrière?-, toutes ces rencontres qui n’attendaient plus que lui. Mais personne ne vous attendait. Parce que l’époque était provisoirement ce qu’elle était, l’essentiel de ses activités avait vite pris un tour ambigu. Jusqu’alors, le métier se résumait pour lui à commenter un tas de matchs sur écran plat, quand il ne s’agissait pas de tenir la petite comptabilité morne des transferts en cours. Et puisqu’il était jeune, il lui semblait impossible de se résigner à ça. Peine perdue que cette façon de vivre. Arezki avait pris une décision: il n’allait plus se contenter de faire là on lui disait de faire. Enfin quoi, il n’était pas qu’un rédacteur parmi tant d’autres. Il était journaliste. A lui d’inventer la matière de ses rêves. Il lui restait quelques semaines de vacances à prendre et voilà qui tombait bien. Depuis quelques temps, une idée lui trottait dans la tête.

    Lui, le petit scribouillard de compte rendu pour tablettes, allait retrouver la trace de l’ancien capitaine qu’aucun journaliste n’avait pu approcher, de près comme de loin, depuis qu’il s’était retiré du monde. Ne voulait plus entendre parler de rugby. Encore moins du reste. La région où il s’était installé, une zone de montagnes et de petites vallées obscures reliées entre elles par un lacis complexe de sentiers et de routes creusées à flanc de roches, à force on l’avait localisée. Oui mais voilà. Depuis bientôt trente ans, on ne comptait plus le nombre de confrères, et parmi eux les plus fins limiers accourus des quatre coins de la planète, qui s’étaient tous, alors même qu’ils pensaient toucher au but, tous plus ou moins cassés les dents sur une sorte d’omerta générale. Par ici, sans doute parce que l’homme forçait le respect, avait d’emblée su faire corps avec la forme du pays, oui, par ici aucun n’était prêt à trahir son étrange vœu de silence. Était-ce, aussi et surtout, qu’ils avaient appris à le craindre? Entrait-il dans cette histoire une forme de superstition? Non. Il y avait autre chose.

    «Ne te fais aucune illusion, l’avait prévenu un confrère qui avait passé l’essentiel de sa vie dans la chronique sportive et attendait simplement la fin avec sagesse. Personne ne voudra te parler. Après s’être tous murés dans le silence, si tu insistes et reviens malgré tout à la charge, ils finiront par te mener en bateau, ça oui. Longtemps. Se montreront soudain sous un jour plus aimable et ils savent très bien l’être dès qu’il s’agit de faire monter un peu la sauce. C’est leur façon de te raconter une histoire et les secrets, ils le savent, sont à l’origine de toutes les bonnes histoires. Alors ils te lanceront sur des fausses pistes, car ça les amuse. Un soir, l’un d’eux promettra même de te conduire jusqu’à lui et souvent après t’avoir fait poireauter des plombes dans la neige ou en plein soleil. Ils vont jouer avec toi jusqu’à te faire croire que tu es le maillon essentiel de leur histoire. Jusqu’à user ta patience. Ce peuple des montagnes est assez fort pour ça, tu sais. Avec le temps, celui qu’ils appellent le Vieux est devenu l’attraction numéro un, par-là-bas. Une attraction d’un genre particulier, puisque il s’agit d’une attraction invisible. Sans ce secret qui l’entoure, tout le château de cartes s’écroule, tu vois? S’ils le trahissaient, j’ai fini par le comprendre à mes dépens, ils auraient trop peur de perdre une partie de leur âme.»

    Arezki avait pourtant décidé de passer outre ses mises en garde, et avec ce mélange d’entêtement naïf et d’empathie sincère, tout ça qui avait pas mal désarçonné la population locale, il avait, somme toute assez facilement, réussi tout d’abord à se faire accepter d’elle, avant d’entrevoir cette chose essentielle: ici, et sans doute plus qu’ailleurs, il semblait que tout se passait dans le silence. Au lieu de perdre son temps à vouloir coûte que coûte forcer le verrou de la parole- tant d’autres avant lui avaient du s’échiner à le faire. Pour ensuite recouper les bribes d’indices recueillis, ça et là, en écumant tous les bars de la région que le bon dieu avait bien voulu mettre sur leur route. Arezki supposait d’ici tous les numéros de sourde oreille devant une kyrielle de café calva. Les parties de poker menteur, bien sur toutes perdues d’avance, âprement disputées à l’heure de l’apéritif. Et, qui sait, les salves de chevrotine ou le molosse qui vous dégringolent dessus en signe de bienvenue-, oui, au lieu de perdre son temps avec ça, il avait décidé de se fondre sans bruit dans le paysage et d’attendre, dans la position du tireur couché, ce moment où le silence se brise. Comme ça. De lui-même.

    Arezki avait le moral dans les chaussettes et plus qu’une paire de rechange. Trois semaines- ce reliquat de congés qui se réduisait comme peau de chagrin- à traquer un fantôme. Trois semaines et il fallait se rendre à l’évidence: le jeune homme n’avait tout simplement pas réussi là où tout le monde avait échoué. Voilà tout. C’est alors qu’au moment de remonter dans sa vieille Ford, un teuf-teuf fracassant se fit à fendre le silence du mois d’août…

    «Alors finalement, vous m’avez trouvé.» s’était contenté de dire Le Vieux, comme Arezki s’avançait, un peu mal à l’aise, vers l’ermite. «Il fallait bien que ça arrive. C’est sans doute le bon moment, j’imagine. Je suis malade. Je n’en ai plus pour très longtemps. Alors, faites ce que vous êtes venu faire.Mais je vous préviens. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez, je ne répondrai à aucune. Je peux même vous héberger quelques jours, si le cœur vous en dit. » Ne poser aucune question, puisque. Mais l’observer vivre, ah mais rien que ça…

    Arezki avait bien sur accepté le compromis. Bien sur.
    «Vous savez, j’ai eu droit à la plus belle mort du sportif à laquelle on puisse rêver et il me semble que les morts ne sont pas là pour être aimés.» avait lâché le Vieux, qui s’était rembruni, le regard triste tourné vers la fenêtre. C’était un peu plus tard, ce matin-là, au moment où il tendait au jeune journaliste un grand bol de café au lait. «Vous nous quittez demain, c’est bien ça? J’imagine qu’à présent vous avez tout ce qu’il vous faut pour me tirer le portrait, n’est-ce pas?»

    Cinq jours à dormir sous le même toit, à travailler à ses cotés, à partager l’unique repas du soir, souvent frugal d’ailleurs- comment expliquer autrement l’ossature de cet ascète de soixante et quinze ans dont rien n’indiquait qu’il quitterait bientôt ce monde. Mais il avait peut-être menti délibérément….-, mais oui, Arezki avait bel et bien matière à écrire un papier au long cours, cet article impossible que tous ses confrères à travers les âges lui envieraient bientôt. «Les gens comme vous, je suppose que dans le fond rien n’a tellement changé, adorent diviser les gens comme moi entre taiseux et bons clients. «Bons clients», c’est bien comme ça que vous dites? J’ai, disons, toujours voulu éviter d’aller dans leur sens. Mais ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. Vous m’avez donc regardé vivre et quelques détails ont du vous frapper. Qu’avez- vous fini par apprendre sur mon compte? Que je ne ferme jamais la porte quand je vais au cabinet? Que j’ai, même si je fais en sorte de le dissimuler, une peur bleue de l’orage? J’aurais pu vous faire part de mon ressenti sur le rugby actuel. C’est vrai, j’aurais pu, vous m’êtes plutôt sympathique. Et pour en dire quoi? Qu’il est devenu trop ceci, à mon gout. Et plus assez cela. Et je n’aurais fait que parler de moi en faisant mine de m’intéresser aux autres. On en revient toujours à ça, enfin, il me semble. A cette chose hideuse…La nostalgie.J’aurais pu vous fournir une explication clé en main, revenir sur les motifs profonds qui m’ont poussés à vivre comme je vis, en usant de tous ces demis mensonges qui suffisent à rendre les choses plus honorables. Mais ça sert à quoi de parler quand personne n’écoute? Vous aurez beau dire, jeune homme, mais c’est une idée précise qui vous a amené jusqu’à moi. Des fantasmes. Une intuition. Des…appelez-ça comme vous vous voulez…Mais oui, vous êtes venu ici pour vérifier quelque chose, comme tous les gens qui voyagent. Croyez-moi…Il est impossible de lire dans l’esprit des gens. La vie serait impossible sinon…»

    Une heure qu’Arezki s’esquintait le dos en chargeant les balles de trèfle sur la remorque du Vieux. Dès la première prise -même un citadin comme lui avait bien senti que quelque chose clochait-, oui, il s’était rendu compte que le manche de la fourche était un poil trop court. «Non, pas comme ça….le manche, appuyez le sur votre cuisse et puis fléchissez les genoux…vous auriez fait un piètre seconde ligne…», s’était gentiment moqué le vieux. Avant de poursuivre d’une voix blanche. «Oui, tout compte fait, je suis content que ce soit vous. On ne peut pas tromper la mort indéfiniment. J’ai longtemps cru qu’en sortant du champ de vison, on pouvait survivre…Cette théorie selon laquelle le monde se partagerait, à part égale, entre voyeurs et d’exhibitionnistes, ça ne date pas d’aujourd’hui, vous savez…C’est devenu un cliché à force, non? Alors, dites-moi un peu, quel est le fin mot de l’histoire? Un mariage qui a fini par prendre l’eau? Cette carrière d’entraîneur improvisée sur le pouce, où j’ai très vite montré mes limites? Ou bien ce qu’on a pudiquement appelé « mes mauvaises affaires»? A part ma carrière de rugbyman, j’aurais donc tout raté dans ma vie…c’est à vous, désormais, d’amorcer les choses…»
    Une heure qu’Arezki s’esquintait le dos. Et puis cette soif. « Y’a une source, là-bas derrière.» Le Vieux venait de lui indiquer un mince rideau de frênes qui ourlait le pré sur son flanc droit. Sitôt franchie la lisière des arbres, Arezki tomba nez à nez avec un daim reposant en équilibre précaire sur deux immenses galets qu’on supposait d’ici très glissants. Le spectacle de cet animal venu boire au ruisseau faisait partie de ces choses qui, en principe, avaient tout pour l’émouvoir, pourtant c’était presque un malaise qu’Arezki ressentait à présent. Comme un début d’inquiétude. Peut-être savait-il déjà que cet article, non, il ne l’écrirait pas.

  • Un sanctuaire...


    Il n’était bruit dans toute la vallée que des fêtes sauvages organisées à l’attention de l’équipe de rugby locale. Tout cela se passait il y a fort fort longtemps. Dans un manoir tout droit sorti des brumes d’un conte gothique. Que n’a-t-on pas dit au sujet des orgies qui s’y déroulaient, des petits vices obscurs que la nouvelle maîtresse des lieux – une anglaise forcément excentrique- encourageait. Mais tout ça, bien sur, c’était menti. Puisque j’y étais. Et que j’ai tout vu…

    Je m’avançais en direction du vieux manoir et le ciel s’est couvert. Nous étions à la mi novembre. Oui. Un de ces jours gris et sombre comme il y en a au mois de novembre. «C’est très beau de s’attarder près d’un endroit où vous avez fait vos débuts dans la vie», me répétait-elle souvent. Elle venait du nord de l’Angleterre, «Northumberland»plus précisément d’un de ces hameaux cossus que longe le mur d’Hadrien. «Hadrian Wall.» Son prénom, je préfère le garder pour moi. Mais il vous suffisait de le prononcer pour que tout le monde se retourne sur un silence de surprise et d’inquiétude. Son prénom c’était son prénom. Un prénom qui introduisait une petite note dissonante dans ce paysage de hautes terres avec des forets profondes et une population sauvage et fière pour décor d’ensemble…

    J’étais le fils des gardiens et je l’aidais pour le service contre un peu d’argent de poche. Et alors, oui, j’ai tout vu. Et tout ce qu’il y avait à voir, c’était des jeunes gens qui ne s’éternisaient jamais que quelques heures, des jeunes gens heureux de prolonger, ensemble, ces instants de paix, moment toujours un peu particulier après qu’on soit passé par toutes les incertitudes de la lutte. Et souvent je voyais naître, chez les plus bavards surtout, comme un début d’angoisse. La peur, comme elle me l’a expliqué, à l’idée de devoir bientôt se défaire du costume et de l’attirail du guerrier pour retourner à leur quotidien terne?

    Oui, c’était bien cette crainte qui se lisait sur le visage de la plupart d’entre eux, à la seule pensée d’affronter le lendemain, tout seul. «Le rugby, ça n’existe pas en dehors de la jeunesse. Ou alors ce n’est plus qu’un regret. De la nostalgie un peu à bout de souffle.» Cette phrase, je la lui ai souvent entendue dire et c’était presque toujours lorsque l’équipe s’en allait- certains regagnaient de guerre lasse le foyer, d’autres s’empressaient de disparaître dans les brouillards périphériques de la ville voisine, parfois jusqu’au petit matin-, oui, lorsque tous s’en allaient, toujours sur la pointe des pieds comme on quitte un sanctuaire, après le repas pris en commun, ce banquet- du gibier quand c’était la saison. Des plats roboratifs, pour l’essentiel, de la nourriture qui tenait à l’âme et au corps- qu’elle avait pris l’habitude de leur offrir. «Une manière comme une autre d’honorer la mémoire de mon mari. Tu sais, il a aimé ce sport à un point que j’en étais parfois jalouse. Il l’a aimé comme un pays. A vécu son cher rugby à des hauteurs incroyables. Je sais, ça peut paraître étrange, les gens d’ici trouvent d’ailleurs que ça l’est…mais quand je les regarde tous, boire, chanter, partager des confidences grivoises, c’est comme si je le retrouvais en chacun d’un…»

    «On ne peut pas vivre éternellement dans le passé, tu sais», m’avait-elle dit alors que le manoir venait tout juste d’être mis en vente. «Ce n’est pas bon de s’attarder sur ces choses-là. Au bout il y a la nuit et quand la nuit est froide, certains s’en sortent et d’autres vieillissent.»Et puis elle est partie. L’enfant solitaire que j’étais- tous les enfants sont solitaires à cet âge- l’a longtemps regretté. Et puis je me suis fait à l’idée de grandir. Je rêvais de voyages- la plupart des enfants grandis à l’ombre de ces terres froides doivent rêver d’horizons qui s’élargissent- et donc j’ai taillé la route. J’ai fait en sorte que mes rêves ne se flétrissent pas trop vite et il m’est même arrivé des aventures domestiques plutôt agréables quand, à mon tour, je n’ai plus eu que le mot Amour à la bouche. «Ah l’Amour, c’est le genre de joie qu’il n’est souvent pas permis de nommer. Ça ne se comprend pas. Ca se respire. Ça vous pousse à toutes les audaces. Comme ce rugby, peut-être …» Ça fait aussi un mal de chien, une fois que c’est fini. Comme le rugby, sans doute…

  • Déjà des fantômes...


    Alex avait toujours souhaité qu’on disperse ses cendres à l’épandeur de fumier, le vieil épandeur de son père, près du pont du Meyne, où sont les fleurs et les herbes sauvages que le vent marin fait ployer, aux premiers jours de mai, dans un long murmure, agite dans une lente mélopée et le souffle sensuel du printemps…

    C’était un soir de juillet- le soir du 21, pour être précis. Soyons donc précis- et autour des buvettes la bière caillait au jabot de la nostalgie. C’était un soir de fête. De fête au village. 23h dans le jardin des souvenirs pavés de mélancolies anonymes. Sur les pentes du Roc, les phares d’un tracteur serpentaient avec des façons de luciole et on aurait dit que ces lueurs creusaient comme des trous dans le ciel. Des tunnels temporels où du vide montaient des formes aux contours anguleux et ces formes dessinaient d’étranges calligraphies: les images poignantes de ses jeunes années. Alex aurait voulu regarder dans ces yeux-là. Et du regard mesurer la nuit en songeant à la longue route. Plonger à nouveau dans ce mur d’étoiles. Embrasser tous ces souvenirs. Déjà des fantômes. Et il aurait appelé leurs noms…

    Presque dix ans plus tôt, un peu plus bas, Alex et ses amis d’enfance- Une poignée. Les rares à avoir réchappé aux calamités ordinaires de la jeunesse. Aux virages pris dans un givre épais, aux routes de montagne au détour desquelles rugissaient encore, de loin en loin, lorsque les vents rapportaient le son métallique de la mort, les embardées folles des premières 205 GTI et des moteurs gonflés au mauvais sang et à la testostérone, oui, les rares à avoir réchappé aux virages et aux routes de montagne au détour de quoi, sorties des brumes et du cœur noir de la nuit, tant de garçons perdus avaient fait le grand saut- oui, presque dix ans plus tôt, Alex et ses amis d’enfance étaient donc venus s’échouer, l’air de vieux cuirassés en bout de course, au comptoir de la buvette. Comme ça. Manière. Une dernière fois...

    C’était la fête au village- encore un de ces villages nichés au milieu d’un cercle de montagnes tourmentées- et toute une foule alourdie d’alcool et de fatigue remuait au rythme de la disco-mobile. Un DJ hors d’âge jouait des tubes sous un ciel étoilé où, çà et là, passaient de pâles nuages. Par intermittence, quelques adolescents agitaient leurs corps sur les graviers de la place. Ils portaient tous des maillots de rugby- voilà pour la tenue de bal adoptée à l’unisson par ici- répliques des équipes de club qu’ils soutenaient, et dans ces moments particuliers, cet âge sensible, oui on veut bien, mais avec quand même toute la vie devant soi, oui dans ces moments où la jeunesse n’est rien moins qu’un âge cannibale, où presque aucune pensée ne vous occupe- ne vous pollue, à part ce désir fou de vivre, comme ils semblaient heureux, ces jeunes gens, heureux de pouvoir mordre à belles dents à même la gorge de la nuit, d’y laisser leurs traces comme autant de suçons sur le cou des filles. Oui. Comme ils semblaient heureux de vivre…

    Alex en avait presque les larmes aux yeux. Mais il n’a pas pleuré. Ou alors il a levé son verre pour y escamoter son visage, a fait mine de trinquer aux étoiles et comme ça. Oui comme ça… Les jeunes, de toute façon, il faut leur foutre la paix et qu’ils vivent leurs destins, qu’ils s’y tiennent comme on tiendrait une position d’où le sort entier de la bataille va dépendre. Les jeunes, surtout qu’ils se tiennent hors de la portée sinistre des adultes, des vieux cons de son espèce. Depuis toujours la jeunesse est peuplée d’enfants qui vivent de bousculades héroïques à la frontière. Ils vont. Ils viennent. Ils gagnent. Ils perdent. Ils font ça sans se soucier de ce que va devenir leur vie. Par ici, ils jouent au rugby comme on ferait partie d’un groupe de rock. Par ici le rugby, comme ailleurs la musique électrifiée ou pas, ne semble avoir été fait que pour approfondir le désir. Ils rêvent de s’y tenir droit, sous la règle tellement plus élémentaire de quelques bons sentiments, hors de la vue du triste monde qui -le soupçonnent-ils déjà?- ne les loupera pas après coup, Alex le sait bien, et c’est une façon comme une autre de prendre une revanche tardive et nette sur leur liberté, de les rappeler au bon souvenir de cette constante morbide qui leur fera sous peu voir tout en gris, quand viendra l’heure de raccrocher.

    Oh mais alors qu’ils en profitent. Qu’ils partent à la fête. Qu’ils restent concentrés- exclusivement concentrés- sur la rumeur de leurs rires. Qu’ils étanchent leurs soifs d’aventures sans trop se soucier du bruit de la source. Et qu’ils jouent. Oui. Qu’ils plaquent à se faire mal à l’épaule. Qu’ils s’élancent, tant qu’ils peuvent, dans la joyeuse course qui s’offre à eux. Alex regarde les pentes du Roc où les phares du tracteur ont maintenant- et ça fait bien longtemps. Bien longtemps- cessé de creuser les ténèbres de la nuit et il sait que tout passe…

    Presque dix ans plus tôt, alors…Dans un long soupir il se souvient. Et puis ses mains qui se pressent dans le vide…C’est la fête au village et les tournées s’enchaînent. Lui et ses amis d’enfance sont venus, une dernière fois, encercler la buvette. Il fait froid et pourtant ils s’obstinent, en short, le col du polo relevé par bravade, pour faire « classe ou kéké». Demain, possible qu’en s’extirpant d’un sommeil agité, plein de courbatures et le foie malade, ils tousseront comme des grands-pères. Possible. Pour certains, les plus mélancoliques, il sera toujours temps de songer à nouveau à ce printemps de la vie, lorsqu’ils couraient eux-aussi leur vingt ans sous un ciel à fendre l’âme...

    Alex avait toujours souhaité qu’on disperse ses cendres à l’épandeur de fumier, le vieil épandeur de son père, près du pont du Meyne où sont les fleurs et les herbes sauvages…