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Lubies - Page 82

  • Sauvées du vent...

    Je voulais lui décrire ce coin tranquille des Batignolles à voix basse et puis le vent s’est levé. C’était un vent comme on en avait plus revu dans le quartier depuis une trentaine d’années, oui au moins. Alors elle a prétexté un rendez-vous professionnel de la plus haute importance et voilà, elle a fait comme le vent. Et elle est partie. Pourquoi nous étions-nous retrouvés, une demie heure plus tôt, à discuter sur ce banc humide et froid du parc Martin Luther King, assis devant nos formules sandwich- salade- quart d’eau minérale et plus si affinités, juste en face de la nouvelle cité judiciaire qui se dresse dans une certaine majesté hi-tech ? Il me semble que c’est à cause du titre du journal sportif que je m’étais mis à consulter d’un œil vague, pour tuer le temps. Que disait-il de si extraordinaire ce titre, vers quel souvenir marquant la renvoyait-elle?

    Il était question, ça je m’en souviens, d’un match du tournoi à venir. D’un France-Irlande imminent. Une rencontre à la saveur particulière puisque la nomination, de fraîche date, d’un nouveau sélectionneur alimentait déjà tous les fantasmes- apportant, comme toujours en pareil cas, son lot d’espoirs et d’attentes. Il en va dans ce domaine comme en d’autres et le mythe du sauveur dure le temps qu’il dure- et à présent que l’heure de vérité arrivait, enfin on allait voir ou pas…ce qu’on allait voir. Oui, ça au moins j’en suis sur, le rugby, de manière assez inattendue, avait bel et bien servi d’élément déclencheur à notre conversation. Est-ce que j’allais me rendre au stade pour assister au match? La question avait fusé d’une manière si innocente et pour tout dire presque familière, qu’il m’avait paru tout naturel de lui répondre, alors qu’en pareil cas, je vous avoue...Non, je n’irai pas. Etait-ce, donc, que je n’aimais pas tellement ça, le rugby? C’était surtout – avec le recul, je peine encore à m’expliquer pourquoi je lui ai fait tout à coup ce genre de confidences- oui, c’était surtout que depuis plusieurs années, la foule me faisait peur, m’occasionnait d’effroyables crises d’angoisse. Elle comprenait. La première fois, elle avait, elle aussi, ressenti ce genre de malaise. Les clameurs. Le bruit mat des chocs. Tout ça. Sa première fois? C’était pour une finale de championnat. Au Parc des Princes. Une enceinte dont l’architecture gris fer l’avait frappée, qu’elle avait trouvé, un peu malgré elle…extrêmement…oui, très belle. Quels clubs s’affrontaient ce soir-là? Elle a feint de ne pas entendre ma question et s’est mise, comme si tout cela allait de soi, à me parler de son père.

    Son père, me dit-elle, c’est un peu comme s’il avait été rugbyman toute sa vie, vous savez.Joueur tout d’abord, bien sur, et même jusqu’à un âge très avancé. Très avancé? Oui. Au-delà de quarante ans. Ensuite il avait entraîné. A quel niveau? «A hauteur d’hommes, en série régionale», avait-elle répondu, un peu ailleurs, comme si elle citait la phrase de quelqu’un d’autre. Les gens qui ont le goût des citations sont toujours nimbés d’un halo de mélancolie, me suis-je dit alors. Et cette femme l’était à coup sur, mélancolique. Il avait terminé «sa carrière»- en était-ce vraiment une? Ne s’agissait-il pas plutôt d’une espèce de vocation irrévocable?-en tant que dirigeant fédéral, «bénévole»- elle a insisté à plusieurs reprises sur ce mot. Bénévole- et elle se souvenait, avec un voile d’émotion dans la voix, de l’époque où il arbitrait, et notamment des derbys musclés qui l’amenaient très souvent à se muer en agent du maintien de l’ordre, avant et après les rencontres, sur et en dehors du terrain. «Papa avait une telle autorité naturelle, vous savez, que tout finissait toujours par s’arranger. Et pourtant, certaines fois, il y aurait eu largement de quoi avoir peur.» Elle avait dit ça en souriant et ce sourire vous auriez dit trois petits moineaux mettant en scène leur tristesse sur les moustaches d’un vieux chat. C’était simple et touchant. Ce sourire qui se penchait au bord d’un gouffre.

    Comme elle parlait, intarissable sur les années d’arbitrage de son père, à un moment j’ai remarqué la présence de deux sacs posés à ses pieds et qui dépassaient un peu du banc où nous nous tenions d’un bord l’autre, à distance respectable. Pas le genre de sacs qu’on voit habituellement aux bras des filles. Non. Pas exactement ce genre-là. Un gros sac, style barda militaire et un autre plus petit: un sac de sport, ai-je aussitôt songé. Probablement qu’il contenait les reliques du Papa. Ses affaires de rugby, sans doute. Probablement. Elle a intercepté mes regards, et alors le sien s’est baissé aussitôt vers le sac plus petit et, pour la première fois depuis le début de notre conversation, son visage est soudain devenu beaucoup plus grave. «Papa est parti ce matin. Je suis passé prendre ses affaires et…»

    Et puis le vent s’est levé et elle partie. C’est seulement au bout de quelques minutes que j’ai réalisé qu’elle avait oublié le moins volumineux des deux sacs. Le sac qui contenait donc, probablement, les derniers vestiges de toute une existence placée sous la règle du rugby. J’ai, je vous l’avoue, bien eu envie d’en avoir le cœur net. Mais au dernier moment, quelque chose- ce souffle de pudeur qu’il y avait dans le vent. Oui, voilà- m’a retenu. Alors je me suis levé à mon tour et je l’ai laissé là, ce sac. Il devenait évident que c’était sa place.

    Encore aujourd’hui, je m’interroge quelquefois au sujet de cette femme. De son envie subite de confidences que je crois comprendre et pourtant, c’est bien sa part de mystères qui me chavire l’âme. Ce dont je suis sur, en revanche, c’est qu’elle a bien fait de confier la mémoire de son père à la grâce du hasard. Peut-être aurais-je du l’ouvrir, voilà le remords qui me taraude. Et qui sait si le vent n’aurait pas éparpillé tous ces souvenirs afin qu’ils perdurent à tout jamais. Mais peut-être quelqu’un- quelqu’un de beaucoup plus romantique, quelqu’un de vraiment charitable, lui- s’en est-il chargé, en définitive. Et alors, oui, qui sait…

     

  • Les larmes du diable...

    C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…

    Nous sommes arrivés au village dans l’après-midi. Une longue route. Près de 900 km avalés d’une traite. Tu tenais absolument à conduire, alors tu as conduit. Un peu trop vite, d’ailleurs, mais j’ai évité de t’en faire la remarque. Et puis nous avions décidé de prendre des chemins de traverse. De fuir la foule, les cohues estivales. C’était mon idée et tu as deviné à ma façon de vouloir étirer les choses que ce retour au village me coûtait un peu, me gênait. Oui que tout ça me pesait, d’une certaine manière. Il y a toujours une forme de régression à revenir sur les lieux de votre jeunesse. Les lieux demeurent inchangés mais sous les apparences, comme un courant étrange qui trouble l’onde.

    Dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. En mieux? En pire? Personne n’arrive jamais à se décider. Et c’est vrai qu’ici rien n’avait changé. Même place éclaboussée par la lumière d’août. Mêmes tilleuls et leurs façons plantureuses, dressés dans l’attente d’une hypothétique relève de la garde. Et à l’ombre du feuillage, les mêmes lourdeurs des joueurs de boules, encore plus lourds, plus lents, peut-être, que dans mon souvenir. Seul le bruit de l’abreuvoir manquait à l’appel- et dessous le caniveau en pierre. Cette mousse verdâtre qui recouvrait la margelle et nous qui en glissions parfois à force de scruter le fond, de remuer la vase à l’aide de nos petites branches de frêne, en quête de têtards ou de cette fameuse salamandre rouge qui, bien sur et pas plus que le dahu, n’a jamais existé- oui, quand nous sommes arrivés, j’ai remarqué un parking à la place de l’abreuvoir à vaches où certains veaux avaient peur de boire, ça me revient, à cause du bruit de la fontaine…

    Il fait nuit. Une belle nuit d’été. Une nuit pure, presque fraîche et dans le ciel constellé d’étoiles, il y a comme un souvenir qui flambe. Ma mère qui feuilletait le bulletin local sur la terrasse, «quatre pages et rien dedans!», rentre une minute et ses espadrilles fatiguées font un joli bruit de serpillière sur le sol, comme le reste toujours impeccable. Possible qu’elle ait encore- et pour la énième fois de la semaine- tout lavé à grand eau en apprenant notre venue. «Ton père dit toujours que je suis maniaque. Mais si je l’écoutais, la maison serait un vrai taudis. Et dieu sait ce qu’il me rapporte comme saletés! Lui et sa ferme, comme s’il pouvait pas prendre sa retraite, à son âge. Trois ou quatre poules, ça suffirait bien et on pourrait faire un beau voyage, de 5temps en temps. Mais non, il lui faut ses vaches. Alors, adieu panier.» Papa va sur ses soixante-dix ans. Maman n’est pas prête de partir en voyage…

    Une autre nuit d’été, à présent je m’en souviens, nous nous étions baignés dans cet abreuvoir. Mais il s’agissait d’une nuit bleue. Une de ces nuits glacées, une nuit bienvenue quand les ardeurs de l’adolescence ne demandent qu’à être tempérées sur le pouce, comme ça, sur les coups de trois heures du matin. Une nuit un peu folle au cours de laquelle la petite bande de copains que nous formions alors avait mûri le projet, lui aussi un peu fou, mais quelque peu bancal, carrément pourri à la base, de mener une expédition que nous voulions punitive- et voilà un bien grand mot dans la bouche morveuse d’une poignée de gamins avec pour seule ligne d’horizon la croupe bossue des vaches et dont les exploits se limitaient jusqu’ici à quelques paquets de Caporal chipés à la sauvette dans la besace du garde- champêtre et encore fallait-il que le bougre s’endorme contre une souche après le coup de vin cuit de trop, comme cela lui arrivait parfois, certains dimanches, au retour de chez quelque veuve isolée des métairies voisines- projet mûri dans l’amertume- il fallait voir nos visages dévastés, tordus par un stupide désir de vengeance et nos petites tendresses déçues battant nos paupières toutes rétrécies de haine à mesure que le courage nous venait maintenant que les bouteilles de mousseux, escamotées en douce par le fils de l’épicier, circulaient de bouche en bouche- oui, projet de nous venger et pas qu’un peu de l’équipe qui venait de nous battre- à plate couture. Par plus de six essais d’écart, imaginez!- en finale du grand tournoi réunissant, chaque année à l’occasion du quinze août, rien moins que toutes les équipes cadets de la région. Un tournoi auquel nous venions de participer pour la première fois…

    Maman parait nerveuse. Ses rhumatismes la tourmenteraient-elle plus que d’habitude? Oui, sans doute. «Tu n’aurais pas vu mon châle, par hasard?» lâche-t-elle, sur un ton presque autoritaire, avant de se raviser, de se remettre à parler à voix basse. Je lui fais un petit signe de la main. Lui indique le canapé où tu viens de t’assoupir et c’est là, près du feu. « Oh la pauvre. Elle doit être exténuée après tous ces kilomètres. Ne la dérange pas. » Papa est monté depuis un bon moment déjà. «J’attends que le sommeil vienne pour de bon, tu sais, avant de le rejoindre. Ton père ronfle et c’est pas de pour rire, hein. Cet hiver, et bien sa tête a atterri sur la mangeoire, la fois où il a dégringolé par une trappe du pallier. Y s’est pas loupé. Le nez en a pris un coup…Déjà que. Mais va lui faire entendre qu’il doit se faire voir! Pff…J’espère au moins qu’avec le bruit de l’orchestre, il va quand même arriver à s’endormir. Et toi, à la fête, tu n’y vas pas…juste faire un tour…»

    Depuis deux ans, nous avions coutume d’assister à ce tournoi dans les tribunes, convaincus cependant qu’on aurait eu toutes les chances d’y briller, si et seulement si. Oui mais voilà, même par ici, août dépeuplait tout, amputant à chaque fois notre équipe d’au moins deux ou trois éléments. Un tel en vacances à la mer, tel autre parti aider un oncle pour les moissons. Jamais les mêmes qui manquaient mais il en manquait toujours un ou deux. Et chaque année, la déception de ne pouvoir y prendre part nous accablait. Quand vous êtes jeune, que vous jouez au rugby, je ne sais pas, mais il me semble que vous ne pouvez aimer que ce qui se gagne- ou ce qui se perd, mais ça c’est au prix d’un sacré cheminement intérieur que seuls certains d’entre nous allaient entreprendre, beaucoup plus tard.- en jouant. Toujours, tapi comme une bête, il y a en chacun de vous ce besoin, inconscient mais tenace, de se confronter à l’autre, de mesurer ses forces à l’aune d’un adversaire qu’on estime enfin à sa taille, ou même infiniment- largement supérieur et tout est là, des mots féroces, des mots au goût de sang pour un peu vous couleraient de la bouche, le cœur n’a plus qu’une seule idée en tête: s’ouvrir au tout venant, à ce qui va bientôt vous écorcher le cuir. S’offrir.
    Téter les larmes du diable. Alors, réduits par la force des choses à ne faire que ça: regarder les autres courir, sauter, plaquer, se passer la balle, nous donnaient l’impression de n’être que de vulgaires petits voyeurs- A 14 ans, votre place n’est pas en tribunes, non, ça c’est tout juste bon pour les anciens, vos parents, vos copines...- et on l’avait vraiment mauvaise. Vraiment. Surtout Charles, notre demi de mêlée, le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute, lui…

    Maman est montée se coucher dans une odeur de tisane. Je suis venu m’asseoir près du feu. Tu dors profondément. Je t’observe en tirant quelques lattes sur cette cigarette slim que je viens de prélever en douceur dans ton paquet, celui que tu destines en général aux soirs de fête, lorsqu’il te plait d’en fumer une ou deux en passant, d’un air distrait. «Ca me donne une allure presque mondaine, enfin, moi je trouve.» dis-tu quand les gens t’interrogent, toujours surpris de te voir un clope à la bouche. D’ici je peux sentir ton cœur qui bat, le sentir battre comme si c’était le mien- aussi clairement que si c’était le mien. Enroulée dans ce châle, je me demande si tu es vraiment faite d’os et de peau. Hier, lors d’un de nos innombrables- c’est simple, à force j’ai perdu le compte- petits détours buissonniers, tu m’as appris que cette bière un peu fade que je venais d’avaler d’une traite, oui, que cette bière avait commencé à mousser depuis la mer du Japon et j'ai aussitôt cessé de regarder la terrasse- petite terrasse de centre ville vampirisée par une serveuse qui avait des mots pour à peu près tout. C'était au point que son plateau débordait. En plus du reste regardant son métier, là-dessus des tas de mots qui patientaient, joyeuse troupe de comédiens guettant la consigne, "action!", toujours prêts à l'emploi, toujours bons pour le service. C'était assez beau. Il faisait de plus en plus soif.- oui, j’ai aussitôt cessé de regarder le monde avec cet air écrasant de supériorité que tu me reproches si souvent. Tu sais, cet air-là…

    C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais... J’ai fini par aller faire un tour à la fête. Il était assez tard quand je me suis décidé, à peu près certain de n’y rencontrer personne, aucune tête connue, aucun ami qui puisse me ramener plus de trente ans en arrière. Ca m’allait plutôt bien. Mais dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. Je suis tombé sur Charles, accoudé à l’angle de la buvette. Charles notre demi de mêlée de l’époque, Charles le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute lui, Charles qui au dernier moment nous avait persuadé de faire machine arrière, cette nuit-là… et autour réunis en cercle, presque tous les membres de l’équipe. Et ils étaient tous là, à part bien sur ceux qui manquaient. Même par ici, août dépeuplait tout, un tel parti à la mer en famille, un autre requis par quelque vêlage difficile. Peut-être évoquaient-ils à nouveau- mais comme j’ai préféré fuir, tourner les talons, je n’en sais rien- cette fois- la seule- où nous avions enfin pu prendre part à ce tournoi qui voyait toutes les équipes cadet de la région s’opposer? Cette fois où nous avions été battus en finale- écrasés à plate couture par plus de six essais d’écart- et qu’autour de l’ancien abreuvoir, beaucoup plus tard dans la nuit, alors que les bouteilles de mousseux achevaient de tiédir de main en main, en renardant au fond de nos gorges, nous était venue l’idée un peu folle-et assez sotte aussi- de «mettre le souk» en nous invitant derechef à la petite sauterie- une sorte de troisième mi-temps «soda boules à facettes» disait Charles-que nos vainqueurs improvisaient avec l’assentiment tacite de leurs entraineurs, «Chez nous! Dans notre propre salle des fêtes!»

    Oui, c'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…

  • Au royaume de la rouille...

    Récemment, j’ai lu quelque part- je ne sais plus exactement où. Dans quel livre, moi qui ne lit que la presse sportive, et encore? A moins qu’il ne s’agisse d’une de ces quatrièmes de couverture parcourue à la sauvette au moment des achats de Noël alors que je cherchais un roman pour ma femme qui, elle, s’est remise à la lecture, après une longue période d’hospitalisation. Mais c’est une autre histoire et je ne me sens pas trop d’étaler ses souffrances au grand jour. Je sais bien que «la santé par les plaintes» est un truc assez vogue. Et qu’à l’approche de l’automne de sa vie, on est parfois tenté de s’en remettre au don des larmes qu’on suppose chez son prochain. Et voici déjà que, sans même y prendre garde, cette touche maladroite de vert timide dont on a cru utile de teinter son petit récit tire-larme a fini par prendre la teinte même de la mort. Les yeux implorants, on voudrait rendre son existence plus digne d’intérêt aux yeux d’un monde déjà borné de malheurs en tout genre et que fait-on à part exhiber sa propre fragilité…

    Oui, il me semble que c’est bien à l’occasion des dernières courses de Noël, que j’ai lu, probablement au dos d’un de ces livres dont la couverture avait du me faire de l’œil, cette phrase. Une phrase, et ça je m’en souviens exactement, qui évoquait un rideau de montagnes, et puis, en arrière-plan, les riches teintes de l’hiver se déployant sous le soleil en train de se lever. L’hiver et ce pouvoir qu’il a de repousser les rousseurs de l’automne et toutes les rouilles de nos existences sous le linceul bien commode de l’oubli. Pour un temps seulement. Mais quand même. L’hiver donc. Et un rideau de montagnes. Il n’en fallait pas d’avantage. Oui. Il n’en fallait pas plus pour qu’un souvenir aussitôt me submerge. Un souvenir venu du plus loin de l’enfance…

    Et j’étais reparti au pays de neige. Et je me suis souvenu de cette fois. De cette fois où le chemin du retour vers Belcaire était entièrement recouvert de neige. Alors...Quelques mètres après l'embranchement qui menait au col de Trassoulas, Papa -je revois encore son pantalon de velours à grosse cotes et l’anorak maculé de gasoil-, Papa en toussant m'a fait un clin d'œil et je savais ce que ce clin d'œil voulait dire. "Tu pourrais pas nous changer un peu la musique?" Voilà ce que ce clin d'œil voulait dire. Alors, j'ai avancé mon petit doigt- il se tenait déjà prêt au cas où- au-dessus de la touche stop du magnéto K7, la seule "marquée au fer rouge" disait Papa. Depuis le départ -il faisait encore nuit quand nous avons quitté le village. Juste avant, nous avions déjeuné à la fourchette. Et comme ça, lentement, une bouchée après l'autre. Parce qu'ensuite, il faudrait aller vite, sans quoi les vaches…-, depuis le départ, Cats Stevens miaulait en boucle et ce bon vieux Cats n'était pas exactement réputé pour ses façons de chat sauvage. Voilà...J'étais sur le point d'enclencher une nouvelle cassette - King Crimson. Oui, il me semble que c'était une cassette de King Crimson. Cette cassette-là.- lorsque j'ai entendu un son. C'était un son juste au-dessus de ma tête avec mon petit doigt qui s'avançait juste au-dessus de la touche lecture du magnétophone. Le son lointain d'une tempête de neige s'éloignant dans la bruyère...

     Plus loin, quelques heures plus tard…Les bêtes enfin à l’abri et les bâches tirées à la hâte sur les balles de regain entassées dans le hangar de derrière dont le portail fermait mal, nous roulions cette fois sous une violente tempête de neige et le rideau des montagnes s’estompait peu à peu comme nous amorcions la descente vers la haute-vallée, où les flocons ne tarderaient pas à se changer en grosses gouttes d’une eau sale et lourde, et Papa toussait à ne pas croire, le rhume à venir n’étant plus qu’une question d’heures. Mais au diable ce genre de crainte. Oui. Au diable ce genre de considérations un peu trop pusillanimes. Papa avait son entraînement et puis c’était tout. Papa jouait deuxième ligne. Il approchait de la trentaine et bientôt arriverait l’heure de raccrocher les crampons. De rejoindre «le royaume de la rouille» comme il le répétait de plus en plus souvent avec ce sourire un peu forcé. Je le revois encore- toujours le même anorak un peu pourri et, cette fois, son flottant blanc et ses grosses chaussettes rayées de rouge et de bleu qui venaient mourir juste au-dessus des mollets-, je le revois me faire un autre de ces clins d’œil qui voulait dire: «Tu pourrais pas nous changer un peu la musique?» Alors, comme à chaque fois que nous laissions derrière nous le pays de neige et le rideau des montagnes, oui, comme à chaque fois que nous roulions vers le stade de la haute-vallée, à l’instant d’avancer mon petit doigt vers une nouvelle KZ, je savais quelle genre de musique choisir. Du rock épais et solide. Du rock largement saturé de guitares épiques.Hendrix presque à coup sur. Les Who, aussi. Parce que, bien sur, ce qui l’attendait sur le terrain…Mais c’est une toute autre histoire.