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Lubies - Page 83

  • Un plan séquence assez émouvant...

     

    A cause de sa veulerie ou de sa paresse, on ne sait pas, ce vendredi soir semble assez bien parti pour manquer de cacahuètes. Peu importe, Rodolphe vient tout juste de rentrer chez lui. Trois heures coincé dans les bouchons, il a bien cru qu’il allait louper le coup d’envoi. Il jette sa veste sur le canapé du salon, pose son sac au pied du fauteuil club sur lequel «oh mais putain c’est pas possible!» le chat a encore pissé, et le temps de remettre la main sur cette fichue télécommande- comment a-t-elle pu atterrir dans le bac à légumes du frigo? Ca…- voilà, il s’installe sur le dernier tabouret de bar que ses enfants- tout récemment il en a obtenu la garde une semaine sur deux, et il peine à trouver ses marques. Sa mère estime qu’il se laisse mener par le bout du nez. La femme qui partage désormais sa vie, de façon assez intermittente- il ne l’aime pas et elle n’est pas dupe, ou alors les jours impairs, comme il a coutume de le dire à ses amis après la troisième bière, celle après quoi tout bascule, c’est une règle non écrite mais qui se vérifie souvent, oui toutes ces fois ils y arriveraient presque, enfin, quand elle le supporte du bout des ongles alors qu’il s’emporte devant un match (quand il regarde un match, Rodolphe ne pense qu’à son match. Rien ne saurait l’en distraire), qu’il ne se vexe pas parce qu’elle est tantôt trop fatiguée pour être aimable, tantôt trop bavarde pour qu’ils profitent vraiment de la soirée, qu’elle ne lui assène pas un «tu m’écrases» juste après l’amour, qu’il prend mal, bien sur, comme le sale petit macho qu’il a, dans le fond, toujours été. Mais la vie est une chienne qu’il faut bien tenir en laisse. Et voilà, ni plus ni moins, deux êtres qui cohabitent, quelques soirées à la sauvette, pour ne pas rester seuls, leur sexualité un peu triste en guise de tendresse et, saupoudrés par-dessus, des tonnes de statuts Facebook, de tweets où ils collent leur existences «compliquées» à la vitre du grand confessionnal.- oui, la femme qui partage désormais sa vie en a vraiment marre de retrouver «ses affaires» sans dessus-dessous «ça peut plus continuer comme ça. Mince à la fin, je suis pas leur boniche!»- alors Rodolphe prend place sur le dernier tabouret de bar que le talent créatif de ses chers petits diables a épargné, jusqu’à la prochaine fois…
    L’écran s’anime. Sous sa fenêtre qu’il a encore oublié de refermer en partant- ce matin il est parti trop vite, comme d’habitude carrément en retard et la pluie a fait déborder la tasse qui sert de cendrier- d’énormes taches ombrent le vert pistache de cette affreuse moquette qu’il s’était pourtant promis de remplacer, dès que, par un parquet flottant. Les commentaires et les mini reportages d’avant-match s’enchaînent. Il fait moite. Rodolphe a presque envie d’enfiler un bermuda. Trois heures dans les embouteillages et la clim en panne. Au moment où il se lève avec des souplesses de char, son portable vibre, deux courtes vibrations successives, à quelques secondes d’intervalle, depuis la poche de sa veste. De guerre lasse, il se rassoit, avance sa main, tâtonne, finit par dégager le téléphone. Avise les deux sms. Le premier est d’un laconisme à toute épreuve, sec, sans appel « pense à signer le mot pour la sortie de ta fille. Et tache d’être à l’heure, lundi matin, la réunion avec le CPE». Son ex dont il était tombé fou amoureux un soir de féria, quelque part dans ce sud où il faisait une chaleur autrement plus suffocante mais avec, par ci, par là, cette brise océane qui vous faisait croire que oui, un coup de foudre restait toujours possible et même après avoir vomi dans une fontaine. Son ex qu’au bout de quinze ans de mariage, il avait pris l’habitude d’appeler « la taupe». Et puis, après leur séparation, le lien défait pour de bon et les échanges s’étant quelque peu adoucis, « la mère de ses enfants.»
    L’autre est un texto de sa compagne qui l’invite à le rejoindre à sa soirée boulot, «dont je t’avais parlé, tu sais, avant-hier, avant que tu m’agaces», encore une soirée «love boat et management Bisounours», se dit-il, et sur une péniche qui plus est, le genre de truc à fuir coûte que coûte, bourré de blancs becs et de superlatifs en cols blancs, de jeunes nanas hyper hype et de quinquados à la gomme. «Passe après ton match s’il te reste un peu de place pour moi.» Il répondra, tu penses. Un mot style «je t’aime» ou un demi mensonge à la ringardise assumée. Mais plus tard. Oui, après. Avec un peu de chance, la croisière aura depuis longtemps largué les amarres, partie écrire des slogans d’amour fou entre collègues, comme on rédige les chroniques nuptiales d’un champ de coquelicot en tirant des bords sur le fleuve.

    Rodolphe préfère se concentrer sur les plans de coupe où défilent quelques supporters aux visages peinturlurés aux couleurs de leurs clubs respectifs. Ici, des hommes Janus, une joue en noir, l’autre en rouge. Certains battent le rappel des temps glorieux à grands coups de grosse caisse. Inconsciemment, il s’agit de conjurer ce coquin de sort – Rodolphe, un début de sourire aux lèvres, se souvient de cet entraîneur complètement désemparé à une demi heure du coup d’envoi et qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’envoyer son épouse récupérer, à plus de cinquante kilomètres du stade où la rencontre allait se jouer, sa patte de loup porte-bonheur. «Sais-tu que les loups sont sourds quand ils viennent au monde?» répétait-il, le regard perdu, chaque soir de défaite et leur équipe perdait beaucoup, à l’époque- oui d’invoquer une dernière fois la chance ou pour les plus nostalgiques, pourquoi pas et tant qu’à y être, les mânes des grands anciens. Ou de faire, tout simplement, le plus de bruit possible pourvu qu’il vienne à couvrir les battements de leurs pauvres cœurs qui n’en peuvent plus d’attendre, de guetter quelque signe avant coureur de la grâce, comme le reste toujours possible dès qu’il suffit d’attendre, qu’il n’y a d’ailleurs plus que ça, l’attente.
    D’autres laissent flotter négligemment leurs écharpes ciel et blanc. La plupart assistent à leur première finale et leur joie est palpable, qu’ils tentent bien de dissimuler derrière ces verres en plastique où l’or tiède mousse à qui mieux mieux, et ça trinque sans chichi avec ceux d’en face dont les fanfaronnades de pure circonstance ne trompent pas grand monde, et surtout pas eux qui savent bien, par la farce de ces choses, qu’il faut savourer chaque minute, la moindre de ces secondes, inestimables, où pour une fois- et dieu sait qu’elles se font rares- personne, aucun petit chef à la noix, aucun médecin tatillon, aucune injonction sociale, ne viendront vous accuser d’avoir fait une espèce de diversion à la vie par quelque tactique déloyale. Oui. Là, au moins, personne pour vous reprocher d’être heureux…

    Mal assis sur son tabouret, Rodolphe les envie presque. Ce début de soirée souffre en silence. Il y a comme un début de malaise qui lui durcit les traits, une gène qui lui creuse les joues, un voile de tristesse qui lui brouille le visage pire qu’une brume prête à l’avaler pour de bon, à dissiper jusqu’au souvenir même de son existence et si on s’avançait pour l’observer d’un peu plus près, ça nous sauterait aux yeux. Mais, bien sur, nous n’en ferons rien. Ca fait bien longtemps que l’ancienne prophétie s’est vérifiée. A présent que le monde se divise bel et bien en deux catégories: une poignée d’exhibitionnistes presque contraints de l’être et une foule de voyeurs qui en réclame toujours d’avantage. Oui. Inutile d’en rajouter.

    La chaîne propose un trombinoscope par quoi s’énonce, comme le veut désormais l’usage, la composition des équipes. Bien qu’on s’attache à les filmer en plan américain, soit à hauteur d’hommes, oui, en quelque sorte, ces visages à force d’application faussement potache, l’air de réciter un peu toujours les mêmes mimiques, finiraient par nous lasser, mais le réalisateur connaît les ficelles et il passe assez vite à autre chose. Le sport peut s’avérer une véritable aubaine pour qui sait mettre en scène tous ses temps forts- ses temps faibles, les orchestrer comme une symphonie de gestes, d’attitudes, le découper en plans- une idée par plan, lui serinaient ses profs à l’école du cinéma. Mais que tout ça lui semble lointain, tandis que comme beaucoup d’autres ça fait bien longtemps qu’il s’est rabattu sur un de ces «boulots nécessaires.» Bien longtemps. «Le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre chéri…», lui répétait la future mère de ses enfants, déjà en voie de taupisme avancé, et dire que c’était au début de leur grand passion «…ta caméra aura des pieds»- le découper en plans plutôt qu’en images vides de sens et alors il arrive que sous l’habit de l’astuce télévisuelle, une magie opère, digne du meilleur cinéma vérité. Mais oui, le réalisateur décide de passer à autre chose et voilà qu’il s’attarde à nouveau sur la foule. Il a compris que ce qui est en jeu, lors d’un match aussi particulier, lors d’une finale, se joue aussi et surtout hors champs…

    Rodolphe n’en perd pas une miette. A un moment, il s’est dit pourquoi pas une bière. A un moment, au tout début. Et puis il a hésité. Hier soir, l’apéritif entre collègues s’est étiré bien au delà des limites raisonnables. Chacun traînait un air maussade, agitant son verre comme un mauvais pressentiment. Et puis la veille, cette dispute- beaucoup de vaisselle cassée. Quelques portes qui claquent. Visages de l’amour et de la haine vus et revus dans tous ces films qui trichent, où le bonheur n’apprend jamais à vivre- que sa compagne évoquait dans son sms. D’ailleurs, au pied du canapé gorgé de pisse, un verre traîne encore. Un verre plus que la peau et les os et un fond de vin où une mouche va venir se noyer, et vu d’ici, ce verre tu dirais le héros blessé du film. Alors ce sera une finale sans alcool et puis voilà.

    Le match et rien d’autre. Rodolphe a surtout envie d’oublier la semaine merdique qu’il vient de vivre. De partager à distance la joie de tous ces gens. Et que les cris de la foule lui soulèvent le cœur, passent et repassent sur son âme mal en point comme un baume. Et que les cris, les chants d’amour, toute cette liesse bon enfant, oui que tout ça s’effondre en lui-même, lui fasse oublier ce qu’il est devenu, un type de quarante ans les fesses en équilibre précaire, toujours entre deux turbulences sentimentales et des fins de mois de plus en plus difficiles, pour cause d’objectifs professionnels devenus quasiment impossibles à atteindre – peut-être est-il trop vieux pour ce job de commercial,comme le lui répète sa compagne qui lui reproche, toujours pareil avec «les femmes de sa vie», décidément, de manquer un peu d’ambition. «Et si on ouvrait un gîte, juste nous deux?» Un gîte…juste eux deux…et pourquoi pas une entreprise de pompes funèbres, histoire d’accélérer un peu les choses…A-t-il seulement songé à une reconversion…pas forcément au sein du groupe où il a fait la majeure partie de sa carrière…«Mais aujourd’hui vous savez, si on n’est pas flexible», rappelle constamment son boss à bon entendeur et depuis plusieurs mois. Rodolphe trouve ça étrange, pas qu’il se méfie mais peut-être qu’il ferait bien. Il se sait un peu sur la sellette, ces derniers temps on lui demande de préparer des réunions auxquelles, la chose s’est produite à plusieurs reprises, il n’est finalement pas convié. L’univers du travail n’est certes pas toujours aussi caricatural que dans un film de Ken Loach, mais quand même. Sa gorge se serre rien qu’à cette idée- et d’un train de vie qui déraille. Il se lève. Allez une bière. Juste une.
    Le réalisateur a eu raison, se dit-il, de couper net les airs contrefaits des joueurs pressés de satisfaire au cahier des charges, et sur l’écran apparaissent maintenant, visages cadrés à distance respectable, un groupe de femmes, la quarantaine et même un peu plus tard, parisiennes ou de partout ailleurs, on ne sait pas, des femmes qui rient à gorge déployée, en rendant grâce au ciel d’avoir les rides qu’elles méritent, des femmes bien trop ravies d’avoir pu puiser, le temps d’une finale, de ce match si particulier donc- de ce voyage hors du temps vers cette destination où on n’est du reste jamais sur de revenir un jour- dans le grand fond dévolu- l’époque qui veut ça. Une époque où les loisirs se pilotent désormais coude à la portière et l’œil rivé dans le retro, et si possible, en fond sonore, un tube sirupeux du dernier siècle– oui, des femmes et c’est beau, digne, assez émouvant pour tout dire, heureuses de piocher à l’envie dans le grand fond inépuisable de l’iconographie adulescente. L’une d’elles se prête de bonne grâce au jeu du selfie avec une copine. Elle est brune, un petit nez au retroussé piquant et ses airs de tendresse ne paraissent pas suspects. Oui, le réalisateur a rudement bien fait. C’est un plan séquence assez émouvant et pour tout dire, s’il n’était pas en train de s’emmêler les texto - la troisième bière après quoi tout bascule, qui fait qu’un message vachard envoie votre compagne à dache et qu’on texte, pour finir, « j’embrasse ton cul» à son ex- alors, Rodolphe en aurait presque les larmes aux yeux.

  • Tout le meilleur...

    Au départ, j'avais juste rendez-vous avec une cigarette-une de ces grandes blondes de Virginie occidentale, vous savez- et mon café que Charline- une de ces brunes au sourire qui vous piquait droit au cœur, mais, bien sur, si vous n'avez jamais vécu sur la butte Montmartre, entre juin 1997 et août 2001, ça, vous ne pouvez pas le savoir. Bien sur-, oui, ce café que Charline aimait me servir en sifflotant l'un des derniers refrains pop à la mode et tout ça se passait – les écrivains ratés font souvent des traîneurs de bistrots réussis- rue des abbesses, en terrasse du Chinon.

    Le café servie par la belle Charline ( la serveuse qui donc vous plantait, presque sans le savoir mais oui tu penses, des échardes en plein cœur, rien qu'avec ses petits gestes tout bruns), mais oui, ce café était-il plus serré que d'habitude? Étions-nous, plus simplement, en présence d'un de ces matins où l'âme souffre et le corps peine, parce que le poids de l'été s'est soudain mis en tête de vous écraser la poitrine? Je ne sais plus.

    Tout ce dont je me rappelle, c'est que la lumière était presque trop pure pour une journée de canicule pareille. Et surtout, qu'un peu plus tôt, des centaines de fourmis-d'où avaient-elles bien pu sortir? Alors ça...-grouillaient sur le plan de travail de la cuisine où s'empilait, un peu à la sauvette, ma vaisselle de trois semaines. Et aussi qu'une ex- pourquoi un tel empressement à tenter de la reconquérir? Autant se jeter au pied du bourreau pour qu'il accélère la sentence...-, qu'une ex avait griffonné ses adieux définitifs sur le miroir de la salle de bain - « je te souhaite tout le meilleur» Le tout assorti d'un dessin d'enfant genre dessine-moi une fleur. Pfff...-, à l'encre longue tenue de son rouge à lèvres.

    Mais non. La netteté de chaque geste. «Ce sera un café- verre d'eau, monsieur, comme d'habitude?» Ses fesses-je n'avais même pas la pudeur de détacher mes yeux...- légèrement collées à sa robe- une robe en lin noir, à fines bretelles- qui balançaient avec nonchalance au rythme des pas. «Vous êtes bien matinal aujourd'hui, ça va bien?» Le café que venait de me servir Charline touchait vraiment à la perfection. «Je vais bien, merci. Avez-vous des fourmis, en ce moment, chez vous?» Je l'ai bu en m'allumant une cigarette.«Oh oui, toute une colonie. Depuis hier soir. Ca doit être à cause de la chaleur...» Elle avait un visage d'une douceur à ne pas croire. Un visage ovale parfaitement équilibré. Des traits harmonieux où se lisait des promesses de douceur. Et, en même temps, ces yeux en amande, oui ces yeux-là venaient, presque à eux seuls, contredire votre première impression; des yeux qui, ce matin-là, auraient pu propulser Charline aux toutes premières places de mon petit classement personnel des plus adorables chipies de poche. «J'ai un truc, si vous voulez, pour les fourmis...»J'ai fumé comme on fume quand on espère aboutir à un dénouement imprévu.

    Et puis un type aux traits un peu poussiéreux est venu s'installer juste à côté de moi. La magie était rompue. Charline repartie, son plateau spécial brunch pour touristes surchargé d'omelettes et de toasts au saumon bio de chez Monoprix. Ce type avait un visage épais de buveur de bière à toute heure du jour et de la nuit. Un cou de taureau enfoncé dans les épaules. Et ce nez cassé en deux ou trois- avec la distance j'ai un peu perdu le compte- endroits, ce qui en temps normal- mais en temps normal, je ne me réveille pas avec quelques mots de rupture écrit au rouge à lèvres et une fourmilière en approche exploratoire dans ma cuisine- aurait du me mettre un peu la puce à l'oreille. Le visage. Le cou. Voyons...Ces épaules et ce nez...Bien sur. Tout cela indiquait son rugbyman anonyme et mélancolique en rupture de ban.

    L'homme ne savait plus trop où il avait bu. Et comme il avait bu presque toute la nuit, ça devait faire beaucoup trop d'endroits à se rappeler. Ensuite j'ai senti qu'il avait besoin de parler. Alors il a commencé par me demander si j'avais du feu et pourquoi pas, oui, une cigarette. Et tout s'est enchaîné assez vite. A la vitesse d'une gueule de bois au galop dans la poudreuse du petit matin. Le feu. La cigarette. Un peu tout à la fois.

    Après avoir manqué se décoller un poumon, et ce dès la première taffe, il s'est mis à agiter les mains dans un geste fantôme puisque- j'ai compris tout de suite- c'était des mains tendues vers un ballon qui n'existait pas. Ou pas encore. «Le match le plus beau c'est celui qui n'est pas encore joué» répétait-il. Ou plus du tout. «Le plus dur, vous savez, c'est d'apprendre à finir.»

    Le visage. Le cou. Bien sur. Ces épaules. Ce nez. Mais oui. Un rugbyman anonyme et mélancolique. «Parfois, me dit-il, un ballon de rugby c'est seulement un ballon de rugby. Parfois, bien sur, il s'agit de toute autre chose. Il s'agit d'un souvenir. D'enfance. Et l'enfance, ça vous fait remonter au plus intime. A vos débuts dans la vie...»

    Que vouliez-vous que je réponde à ça? A point nommé, Charline est venue voir si on souhaitait renouveler nos commandes. Lui, oui. Enfin, il me semble. Moi, c'était non. Comme je remontais la rue en vitesse, je l'ai entendue me crier «Ah , au fait, pour les fourmis, faut mettre de la craie, ça les éloigne. De la craie...» Aujourd'hui, je sais que j'aurais sans doute du me retourner...

     

  • Aux premières loges...

    Oh, moi vous savez, je tombe amoureuse et puis je me relève, dit-elle à mon voisin, un jeune joueur encore convalescent- il a beau bomber le torse, j’ai bien remarqué qu’à chaque pas ses traits se crispaient un peu, son visage se voilait légèrement. Et cette grimace fantôme réprimée en fermant les yeux, comme ça, une demie seconde à peine mais tout est là, tout est dit. Le rugby s’amuse, blessure après blessure, à éprouver votre sentiment d’appartenance - ne s’agit-il pas, au fond, de cette part de sacré qui relierait tous ces jeunes gens modernes à une certaine esthétique de la jeunesse? Et c’est presque inconsciemment qu’ils chercheraient, dès lors, à percer le mystère de l’existence, laissant libre court, êtres bons par nature ou mauvais faute de mieux, après tout qu’importe, à ces penchants sadomasochistes par où ils finiront bien par apprendre à brider leurs passions. Et puis l’injustice…- et s’il prend un malin plaisir à vous marquer les chairs, c’est encore et toujours la même histoire de désir et de manque. Toujours cette affaire de souffrance et de plaisir intimement liés –, oui, un jeune joueur en convalescence que le club, comme c’est devenu l’usage, a envoyé ce jour en loge présidentielle- «…avec vue panoramique...l’ouverture de votre espace privatif 1h30 avant le coup d’envoi… cocktail haut de gamme...un open bar champagne, vin, bière et softs…service en continu…un écran TV privatif…la feuille de match officielle à disposition…un cadeau exclusif offert...rencontre privilégiée avec les joueurs en avant-match…une place de parking pour 3…- dans le cadre des prestations d’hospitalité auprès des partenaires…

    «Jeune homme, il me semble que votre cravate est mal nouée…» Elle a dit ça en minaudant juste ce qu’il faut, l’air de penser «je sais votre âge, mon garçon, je connais les images séminales qui ont enfiévré les meilleurs esprits de votre génération.» Un ton aimable mais sans appel. Peut-être aura-t-il l’occasion de recroiser cette femme? Elle ressemble à l’une de ces brunes du sud rencontrée, dans une vie antérieure, au détour d’une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald. Cette façon de battre les cils avec un surcroît de nonchalance. Quelque chose d’altier dans la voix. Un petit nez au retroussé piquant, aussi, comme une rupture de ton avec son allure d’ensemble. Elle tire négligemment une Vogue Pastel d’un étui en cuir marron…et puis la flamme pale d’un petit briquet en argent qu’elle porte à ses lèvres, avant de se raviser…de ramener ses cheveux sur l’arrière d’un geste gracieux à ne pas croire…mais déjà le maître d’hôtel discrètement lui indique la terrasse qui jouxte la loge…il lui ouvre la porte, un froid piquant s’engouffre en même temps que la rumeur courroucée de l’enceinte- sur l’écran plaqué au mur du salon défilent plusieurs ralentis. Y’aurait-il une raison de ne pas accorder l’essai?- et la voilà qui rabat son étole sur sa poitrine avant de rejoindre ceux que l’appel du champagne et les turpitudes boueuses de ce match d’hiver n’ont pas réussi à chasser de leurs sièges…

    Pivotant d’un air boudeur en direction du même maître d’hôtel, le gamin en phase de reprise pioche une coupe, manquant faire valdinguer le plateau aux quatre diables, avant de se diriger vers un groupe de quadras en costumes et cravates club, tous visiblement ravis par la perspective de partager avec lui leurs impressions sur le match en cours. L’approche de la mi-temps a fini par libérer la parole. Dans l’ensemble, ils sont déçus, c’est du moins ce que je crois comprendre, déçus par cette rencontre, «sans saveur». Mais peu importe, s’exclame l’un d’eux, ça sent bon! Celui-là, visage empâté sous une épaisse tignasse poivre et sel de vieux beau ordinaire, est catégorique. « On va gagner. Leur mêlée ne tient plus en l’air. Sur la dernière, vous avez vu comme leur droitier a refusé la poussée!» Il sait de quoi il parle. Il a joué. «Oh pas à votre niveau, mon jeune ami. En corpo. Mais en minimes j’ai eu la chance de côtoyé de futurs grands noms. Tenez, ce troisième ligne qui a porté le maillot tricolore à plusieurs reprises. Comment s’appelle-t- il... Mais oui, vous ne connaissez que lui…Aidez moi…» Et donc de bonne grâce le gamin trinque.

    Après tout, il est d’abord ici pour ça. Pour faire le métier puisqu’il se destine à la carrière de rugbyman professionnel. Et que cela implique de n’être parfois qu’un emplacement publicitaire à louer, il va devoir s’y habituer. Poliment il écoute tous ces avis de «grands techniciens.» Finit même par accepter qu’on aille lui chercher- «discrètement, hein, des fois que l’œil de Moscou…»- une nouvelle coupe. Et donc trinque à nouveau. «Dites-moi, votre petite merveille Fidjienne traîne un peu la patte ces temps-ci, qu’en pensez-vous?» L’homme qui l’interpelle cette fois est petit, n’a jamais pratiqué à son grand regret, mais il fait beaucoup de sport - «je cours presque trois fois par semaine. J’avais presque un bon niveau au squash.»- parait extrêmement nerveux, renifle en trépignant sur place, les yeux sans cesse rivés sur la porte des toilettes…«toujours occupées. C’est chiant» Ce qui a le don d’agacer«notre grand spécialiste». «Oh tu vas pas partir aux chiottes toutes les demies heures.» Sans attendre la réponse, c’est pourtant la première chose qu’il fait. «Ce doit être la prostate, je ne vois que ça» tente l’autre, pour détourner l’attention. La prostate…

    La question l’a mis si mal à l’aise que le gamin s’empourpre «presque», en tout cas cherche un peu ses mots, finit par bredouiller un « heu…je crois qu’il faut lui laisser un peu de temps…» Il doit avoir dans les vingt ans et encore. Vient, d’après ce que je sais, tout juste de parapher son premier contrat pro. C’était en début de saison, avant qu’il ne se blesse aux ligaments...

    L’arrivée, plutôt haute en couleurs, - «Oh mais c’est l’heure de la sieste là-dedans ou quoi?!» - d’un autre membre de l’équipe, la trentaine brute de décoffrage -«uniquement pour la bonne cause. Faut leur servir la soupe. Après, c’est comme en match, si t’arrives à lever un peu la tête…T’as compris le coup, petit? T’inquiète ça viendra.- et cet œil de maquignon qui sait très bien où quand-comment mettre les deux pieds, «si possible pas dans le même plat!», permet à notre «grand espoir» de filer à l’anglaise. «Oh il nous quitte déjà…» s’étonne celui qui donc «a joué» et aussitôt un voile de mélancolie lui brouille le regard. J’imagine que pour les gens comme lui c’est encore plus difficile de vieillir. Oui, c’est dur. Et sans doute espèrent-ils capter un peu de cette force vitale durant ces moments « privilèges», au contact de ces joueurs dans la force de l’âge. Sans doute…

    Alors qu’il se dirige vers le bar, jetant par ci par là un œil sur l’écran de télé, le gamin recroise le petit nerveux, l’œil qui pétille et la narine frémissante. Assez surpris- presque gêné que l’autre lui donne aussi spontanément l’accolade. «Bonne chance pour la suite, mec! Et surtout méfie-toi du fisc. L’état c’est des pédales…»

    La mi-temps va bientôt prendre fin. Et vraiment, il me tarde. Oui, j’ai hâte de quitter ce salon, ce curieux entre soi où j’ai l’impression de n’être qu’un poisson d’aquarium. Envie de retrouver le bruit du dehors. Les chants des supporters. Les écarts de la foule toujours prompte- et c’est tant mieux, c’est tout ce que j’aime- à s’emporter pour des riens. Les voix outrancières, c’est vrai aussi, de certains, ceux-là plus forts en gueule. Leurs propos qui frisent souvent la vulgarité. Certes. Et le fracas des chocs- d’où nous sommes placés, nous avons une vue imprenable sur le terrain. Il faudrait être d’une extrême mauvaise foi pour ne pas l’admettre-, le fracas des chocs, les râles sauvages et rauques des premières lignes, juste après les derniers commandements de l’arbitre…

    «J’ai promis à qui de droit que je ne chercherai plus à la revoir. Mais bon…cette fille, tu sais…» Bien malgré moi, accoudé au bar où le gamin achève, cul sec, son troisième Whisky glace- il s’en faut de très peu que son président, venu satisfaire à son quota obligatoire de mains serrées, ne le prenne en flagrant délit-; en consultant mes sms dans l’espoir vain de me donner une contenance- l’ami qui m’a dégotté ce billet en VIP a du se décommander au dernier moment. D’autres «gros clients de sa boite» le réclamaient. Une autre RP «désolé mon vieux. Tu me raconteras.» Et le sentiment étrange, en dépit de la prévenance et de toutes les attentions qui m’entourent, de me sentir comme une personne déplacée-, oui sans le vouloir, j’intercepte des bribes de conversation. Le visage de ces deux hommes qui se tiennent juste en face de moi, par exemple, bien sur que…Mais oui, oh mémoire de malheur, ces deux là, voyons…

    « Moi qui croyais que t’avais arrêté les conneries. Fais gaffe. Un de ces quatre, tu retrouveras tes affaires en boule sur le palier. » Deux anciennes gloires du club. Voilà ça me revient. Deux centres qui passaient pour être inséparables, disait-on, à la ville comme à la scène et même mieux que deux frères siamois. Ils avaient raccroché, trois ans plus tôt je crois, et pourtant leur connivence demeurait intacte. Je me suis alors fait cette réflexion à la sauvette. Assez réconfortant de vérifier que parfois et bien que beaucoup s’échinent, ça et là- simple effet boomerang un peu trop nostalgique pour être honnête?- à vous démontrer le contraire, oui réconfortant de vérifier que l’idée que je m’étais toujours faite du rugby, ne pouvait tout simplement pas se résigner à mourir, et je veux bien croire à toutes les dérives inhérentes au professionnalisme, ah quand même...

    «Alors ce projet de bouquin sur ma vie, t’en penses quoi?» Pas certain, vu d’ici, toujours ce bar où ma timidité maladive se cramponne à qui mieux mieux, oui pas certain du tout que le laïus du rugbyman à l’œil de maquignon- «Non retenu pour le match. «Choix tactique du staff»- ait pleinement convaincu notre «presque champion de squash», soudain écrasé de fatigue, le regard un peu perdu, l’œil dérivant dans le vague avec à nouveau pour seule ligne d’horizon la porte des toilettes. «Tu m’excuses, mais là faut vraiment que j’y retourne…»

    Je n’ai pas vu le gamin partir. Trop absorbé par les dernières répliques des deux centres en discussion très technique avec «leur Président», venu entre temps aux nouvelles. «Hé, ce gosse que vous avez fait signer…vu sa gueule, il a du rater quelques branches…» J’ai fini par regagner mon siège, à l’instant où la femme qu’on aurait crue échappée d’une nouvelle de Fitzgerald s’est levée. «Mon dieu, ça me fatigue de les voir courir. » me dit-elle en passant. Avec le froid, le ballon volait déjà moins haut.