Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Lubies - Page 81

  • On naît avec des ailes ou pas...

    Lorsque j’arrive enfin sous la véranda, le monde est toujours établi dans le silence, mon dos accuse le coup et il y a cette voix lointaine qui annonce une chute brutale des températures- 0 ° mais un ressenti de -4- le vieux poste de radio qui crachote sa symphonie en ré mineur pour parasites et alors je m’écroule dans le vieux fauteuil à bascule d’où j’ai une vue imprenable sur l’épaisse forêt qui noircit les pentes de l’Ourtizet et je me souviens aujourd’hui de mon vieux copain de première ligne- un pilier droit à la force cosmique- et je l’entends encore mon vieux copain – il travaillait à l’ONF - oui, je l’entends encore m’expliquer pourquoi, vers la fin du XIX ème siècle, une loi spécifiait qu’il fallait reboiser les zones de montagne afin de lutter contre les avalanches, mon vieux copain m’expliquant, aussi et surtout, comment cette foret n’avait eu alors de cesse de grignoter les zones de pâtures alentour. Et dans quelle mesure- beaucoup au club l’appelaient d’ailleurs le «fadurle», en patois ça désignait un fou, d’autres le poète-dans quelle mesure, donc, cette foret, à l’époque plantée un peu à la diable et où l’on retrouvait toutes sortes d’espèces pas spécialement réputées pour pousser et croître dans les mêmes territoires, lui semblait la métaphore parfaite de notre équipe. Tu vois ces mélèzes, me disait-il, avec leurs branches et leurs épines pendantes comme s’ils manquaient d’eau, tu ne trouves pas qu’on dirait nos deux secondes lignes? Tu sais, le mélèze, en plus c’est un arbre qui a besoin d’altitude et de pleine lumière pour se développer. Comme nos deux gusses quand ils s’élancent pour disputer la touche. Nous autres les piliers, on serait plutôt de la famille du chêne. Le tronc solide pareil. Tiens, le flanker idéal, si tu veux tout savoir, c’est un épicéa…

    Lorsque je me suis réveillé, ce matin, j’ai déplié ma vieille carcasse dont tous les os se sont mis à craquer un à un, et le nez à la fenêtre, j’ai senti le froid sur le jardin et j’ai fait ça en soufflant un peu de buée dont la course molle est venue butter contre les vitres et alors je me suis souvenu de ce que mon vieux copain pilier me disait et c’était toujours au plus fort des troisième mi-temps, vous savez, quand les hommes tentent de dénicher des preuves d’amour au milieu de la tempête. Le club-house donnait lui aussi sur les pentes de l’Ourtizet- en patois, littéralement, la montagne de l’Ours- mais le stade étant niché au pied des contreforts pyrénéens, de là nous avions vraiment l’impression que la montagne nous dominait, nous renvoyait à notre pauvre condition d’êtres minuscules. On naît avec des ailes ou pas et mon ami pilier- la plupart de nos coéquipiers d’alors aussi, du reste- et moi sommes nés au pied de ces montagnes noires. Chez nous on disait qu’on était du sud. Oui mais c’était un de ces Sud hostiles, vous savez. Un de ces Sud rien qu’en matrones autoritaires. Un de ces Sud tout en paternels revêches et, vous auriez dit, perpétuellement de méchante humeur…

     

    Lui était né à cette heure tardive, une heure bâtarde où on a mis, et depuis longtemps, les gens à travailler, et cette heure, alors, c’est une heure où les poussières du regain achèvent de coller nos derniers rêves à la graisse-au gasoil des engins agricoles et, pour finir, de poisser tout ça à la sueur des tricots de corps. Là-bas, à l’époque, je m’en souviens, ils disaient: tricot de peau. Ils disaient comme ça. Là-bas. A cette heure, vous savez, on rentre des champs et le soleil, déjà, se tient en embuscade...

     

    Je me souviens de cette époque où la virilité ne se cherchait pas encore d’excuses. Le sud d’où je viens, il est n’est pas bâti sur le sol, non, c’est sur les femmes qu’il repose tout entier. Il s’ouvre avec leurs bras, quand il daigne s’ouvrir, et se referme, un peu plus tard, sur leurs mystères. Ces mystères qui, d’après mon vieux copain pilier, rendaient les hommes du rugby si souvent bavards, atrabilaires, bravaches, un peu menteurs, beaucoup trop matamores. «Fadurle» et poète comme lui. Mais oui. Et c’est souvent que je rêve d’inclure tous ces lambeaux de souvenirs dans un long plan séquence. Mais oui. Aussi simple que ça. Action. Action demandée. Action! Grand champ et coquelicot. Et les femmes, toutes les femmes-presque toutes, car bien sûr, bien sûr, et les filles toutes les filles- presque toutes car… qui par ici ne sont pas aussi fragiles qu’on a bien voulu vous le faire croire. Pas fragiles. Mais non! Pas du tout. Pas potiches pour deux choux. Pas en sucre. Encore moins à la vanille ni en chocolat. Oui toutes les femmes, toutes les filles, pour lesquelles, chaque dimanche, comme il disait, mon vieux copain pilier, alors que nos esprits étaient en proie aux flammes, nous adossions nos espoirs au vent de la prairie«rugbymane», au risque de nous égarer dans les bras du mal. Mais après tout, c’est le hasard de la jeunesse qui mène à la ruine et nous étions tous prêts, oui résolument prêts à courir nos risques après ce satané bout de cuir. Et c’était là-bas, dans ce stade niché au pied de l’Ourtizet, que tous nous vérifions, semaine après semaine, le vieil adage selon lequel les plaisirs violents ont parfois des fins violentes. Oui. Parfois.

     

  • Un cuirassé échoué en cale sèche...

    Je sais qu’il y a un bruit-des voix qui résonnent parfois dans ta tête. Oui je sais. En tout cas je me doute. J’imagine. Je suppose. Toute cette histoire a beau s’être passée il y a plus de vingt ans, ça ne fait rien, tu y repenses encore...

    La rumeur d’une tronçonneuse m’a tiré de la torpeur molle qui précède toujours le réveil. Enfin je parle pour moi. Les autres ont leur manière bien à eux, je présume, de s’échapper du sommeil, de quitter le pays des rêves ou bien le monde des ténèbres, c’est pour selon, mais tout ça regarde le retour d’expérience de chacun, après chaque épopée nocturne. Je sais, du moins je me doute, qu’après cette histoire, ce qui s’est passé il y a plus de vingt ans, donc, oui je sais qu’après ça, tu n’as pas du fermer l’œil de la nuit. J’imagine assez bien ta peau raclant les draps. Ton corps ruisselant de sueur. Et puis, pour finir, tu t’écroules où tu peux comme un cuirassé échoué en cale sèche…

    A peine 8h et c’est dimanche. J’ouvre la fenêtre en grand et presque aussitôt un tas de regrets qui grincent dans la mélancolie. Tu as eu raison du vieux saule tortueux dont le tronc noirci et les branches à moitié calcinées témoignent, à l’usage des rares vacanciers- j’en fais partie-, de la violence de la foudre. L’espace de quelques secondes, tu as ce regard vide pour l’engin qui ronfle de méchante humeur dans l’herbe rousse et c’est lorsque tu te retournes pour t’allumer un clope, en prenant soin d’abriter ton allumette du vent -ce matin ça souffle tempête-, c’est là qu’enfin tu me remarques…

    Lorsque nous nous sommes croisés, cette fameuse nuit- enfin, fameuse, c’est assez mal dire. Plutôt mal venu. Oui, plutôt-, tu m’as d’abord dévisagé avec cet air farouche qui laissait présager comme une menace. « Hé toi! T’as pas un peu fini de me regarder comme ça! Le spectacle t’as pas suffi?! T’en veux encore!» Je me souviens encore de tes mots qui tremblaient de peur et de colère. Colère tellement tu t’en voulais d’avoir manqué l’immanquable. Mais ça, bien sur, je ne l’ai appris qu’après. Peur rien qu’à l’idée que j’ai pu être l’un des témoins de ton échec. Et ça je l’ai compris trop tard. «Je ne sais pas de quoi vous parler, Monsieur. Ou j’ai cru mal comprendre.» Mon accent qui sonnait assez loin d’ici. Mon étonnement trop poli pour être malhonnête. Tu t’es calmé d’un coup et puis tu m’as offert un verre. « Allez on trinque à ma sortie en beauté, tiens! A ma sortie en beau-té…»

    «Oh Bonjour..» Tu ne sembles pas le moins du monde désolé. Ou alors tu joues très mal la comédie. Et du reste, juste avant de reprendre ton ouvrage, ce geste de la main qui prend à peine le temps de s’excuser…

    Le patron du bar a soigneusement attendu que tu quittes les lieux en titubant, avant de me prendre un peu à part. De m’expliquer qui tu étais. Vers quoi tu comptais aller. Comment? Il n’était pas non plus du genre à s’esquinter les méninges avec le tricot existentialiste. «Ce type a beau passé pour un buteur fiable. Tantôt, c’est simple, il a loupé presque tous ses coups de pied. Son équipe manque le titre pour deux points. C’est sur qu’il doit s’en vouloir. Vous comprenez mieux le coup, c’est bon?» Je comprenais mieux. Je comprenais tout.

    Jusque là, j’avais passé ma vie à tout rater. Je savais ce qu’il en coûte lorsque vous êtes tributaire d’un destin visiblement tout tracé. Et tout le drame intérieur qu’impliquait le moindre chamboulement dans l’ordre, en apparence immuable, des choses. Je venais de rencontrer celle qui deviendrait sous peu la femme de ma vie et ça peut paraître idiot après coup- ah les habitudes et leurs règles stupides sous lesquelles chaque homme de guerre lasse aime à se plier- mais oui, j’hésitais, vacillant, sans doute par orgueil, sur mon petit quant à soi dépressif. Lui, venait à l’inverse de faire perdre son équipe, en tout cas prenait -dans un surcroît d’orgueil et là-dedans aucune rédemption possible- tous les torts à son compte et, toujours d’après le taulier de l’endroit, avait pris la décision irrévocable de raccrocher pour de bon, de se retirer de tout, de vivre à l’écart de ce qui avait jusqu’ici rythmer le cours de son existence….

    Je sais qu’il y a un bruit-des voix qui résonnent parfois dans ta tête. Oui je sais. En tout cas je me doute. J’imagine. Je suppose. Toute cette histoire a beau s’être passée il y a plus de vingt ans, ça ne fait rien, tu y repenses encore...

    Trop de vent. Pas assez dormi. Il y a des matins comme ça où les images n’ont aucun sens. Je referme la fenêtre pour m’installer sur le rebord de ma migraine. Comme je vais prendre une douche, j’entends à nouveau ta voix « Bon dimanche Monsieur. Et encore désolé pour le dérangement.» Tout compte fait, je crois que tu as cessé de jouer la comédie, il y a bien longtemps. Oui. Il y a plus de vingt ans.

     

  • Plateau...

    «Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois.Dépense-les, pour, par exemple, dire un tas de jolies choses à la femme que tu aimes. La première fois que tu la verras, tu sauras.» Avant qu’il ne remonte sur le tracteur, Papa venait de donner ce conseil- le seul qu’il lui donnât jamais- à mon jeune frère. Mon jeune frère qui aurait tant aimé que Papa lui «raconte de l’intérieur» - j’avais du glaner cette formule dans je ne sais plus quel livre et il me l’avait empruntée aussi sec- ce fameux essai qu’il avait marqué la veille, lorsqu’il jouait encore pour l’équipe du plateau. Nous étions au seuil de l’adolescence et notre mère nous manquait. Dans mon souvenir, Papa faisait du mieux qu’il pouvait. Nous élevait à la dure mais en s’efforçant de rester juste en toute circonstance. Et s’il était taiseux – bien souvent, lorsqu’il parlait, c’était pour vous expliquer pourquoi, justement, il ne parlerait pas-, à l’inverse de beaucoup d’autres gamins du plateau, au moins les images du père fouettard ne nous hantaient-elles pas. Il devait courir partout sans désemparer. Il y avait la ferme. Les bêtes. Les comptes d’une exploitation qui lui donnaient bien du fil à retordre. Mais je me souviens de ces repas du soir où il mettait un point d’honneur à nous «servir comme des petits princes.» - sa façon à lui de compenser, oui sans doute, les tendresses minuscules d’une mère absente depuis trop longtemps- avant de sortir sur la véranda fumer une cigarette, l’air d’un vieux lion fatigué qui se tient au bord de l’ombre, en caressant du regard la vue qu’on avait d’ici sur tout le plateau.

    C’était le genre de plateau planté à plus de mille mètres d’altitude. Un Vercors miniature, quelque part entre les vallées viticoles des Corbières et les premiers contreforts pyrénéens. Encerclé par des forets profondes et touffues. Une combinaison mystérieuse de hautes plaines grasses à souhait et de petites montagnes aux pentes ouvertes à tous les désirs d’aventure. Un patchwork rural interrompu, ici et là, par des plantations de sapins qui donnaient à l’ensemble du paysage une touche rafraîchissante. Un lacis de chemins de terre datant d’avant le remembrement. Et tout ça vous menait, au hasard des traverses, vers la vingtaine de villages et de métairies où demeuraient encore les rares survivants de l’exode rural.

    A mesure que le tracteur – un vieux McCormick- plongeait sous la voûte des chênes massifs, qui annonçaient pour bientôt ce bois des Soulaces où Papa s’était retapé une grange pour y entreposer son surplus de paille, je goûtais comme un délice le petit picotement salé qui naissait dès que la sueur se mettait à ruisseler sur les égratignures dont mes jambes étaient recouvertes à cause du chaume et plus particulièrement des mures- «ce soir, y’a une surprise!»- qu’il m’avait, ce matin-là, demandé de ramasser. Si je me trouvais quand même incroyablement trouillard pour un gosse du cru, comme tous les mômes de mon âge, j’avais le même petit fond de sadisme. Je prenais un plaisir morbide à faire fumer les crapauds afin que leur ventre éclate comme une grosse bulle de chewing-gum. A l’abri des regards, je décanillais les nids d’hirondelles. Dès qu’il était question de saigner un agneau ou de tordre le cou à la volaille, je me présentais aussitôt pour prêter la main à mon père.

    Lorsque Papa prit l’espèce de mauvaise piste qui, sur la gauche de la route, menait à la grange, les effluves anisées du fenouil sauvage m’indiquaient que c’était mon tour de jouir du spectacle. Juché sur son perchoir de chaume, mon jeune frère avait pu profiter à loisir des jolis boutons d’or que le lotier faisait sur les minuscules prairies émaillant la départementale entre chaque virage. A présent, ma position, un peu plus à hauteur d’homme, valait bien mieux pour admirer les troncs moussus des sapins presque tous centenaires, entre lesquels s’élançaient comme des flèches quantité de chevreuils et de biches que le bruit familier du tracteur effrayait à peine.

    Papa qui comprenait assez mal le bien fondé de tirer un seul coup de feu au milieu de tant de beautés sauvages, avait clôturé d’une double rangée de fil de fer les parcelles qu’il possédait alentours. «C’est défendu? Et après! C’est chez moi!» Avait-il lâché aux gendarmes, un jour que ses balles de regain s’étaient «mouillées.» Papa supportait mal ces types qui «prenaient leur pied rien qu’en enfilant leur uniforme.» Il n’était pas à proprement parler un furieux du pacifisme. Loin de là. Plutôt un ancien d’Algérie qui avait toujours refusé de prendre part aux méchouis des anciens combattants de «là-bas», parce que, nous expliquait-il – il était avare de ses mots alors ceux qui franchissaient le verrou de sa bouche sonnaient nets et catégoriques-, « la guerre, surtout cette guerre-là,» ça ne pouvait pas donner lieu « à des bouffes entre amis» où chacun remettait, en plus et à chaque fois, le couvert avec des récits «d’héroïsme à la noix.Et puis mince. Qu’on fasse un peu la fête après un match, surtout quand ça été une rude empoignade, ça se conçoit. Mais le rugby, quoique qu’on en dise, ça n’aura jamais rien à voir avec la guerre. Ah mais rien alors. On y récolte parfois de très vilains coups, je veux bien, mais tout ça, c’est pour rire. »

    Et oui, mon frère et moi trouvions que ce sport était particulièrement dur aux hommes, au point qu’il nous semblait tout à fait inconcevable qu’un être qui ne soit pas doté d’un courage au dessus de la moyenne puisse s’avancer aussi tranquillement que le faisait Papa, pour disputer toutes ces mêlées où les os craquaient, au bord de rompre, le tout dans cet étrange concert de souffles rauques et ces râles qu’on eut dit d’animaux éreintés, muscles usés-tendus dans l’espoir de vivre au moins jusqu’à la prochaine fois. Et rien qu’à ce titre, Papa était déjà un héros. Alors, nul doute que «là-bas», il avait du se comporter comme tel. Oui, pour nous, ça ne faisait aucun doute.

    Un soir que nous le tannions à ce sujet- nous étions nourris au westerns du mardi soir et à leur idéal simplifié- « allez, s’il te plaît,» pour qu’il nous avoue si « oui ou non» il avait déjà mis un homme en joue, et pourquoi pas, fait feu sur lui, et qui sait, même blessé ou tué…Papa s’était soudain fermé comme ça lui arrivait dès qu’on abordait ces «événements.» A ses yeux, de toute façon, cette grande affaire-là, l’héroïsme, «c’était, la plupart du temps, une histoire de circonstances. Une histoire qui devait beaucoup à la chance. Oui. La chance.» Pour le reste, Papa n’aimait pas trop reparler de ce qu’il avait fait «là-bas.» «Là-bas» justement « y’avait d’autres types qui voulaient juste faire champs à part. Oh c’était sans doute un peu plus compliqué. Mais pour moi, voilà, c’est tout. Affaire classée.»

    Papa- il jouait en première ligne, couvrant, selon les besoins de l’équipe, aussi bien les postes de pilier droit que de talonneur -n’aimait pas trop non plus nous reparler de ses matchs. «Ce qui se passe sur le terrain, ça doit rester sur le terrain.» s’était-il, ce jour-là, contenté de répondre à mon jeune frère au moment de remonter sur le tracteur- un vieux McCormick donc- alors que ce dernier voulait seulement qu’il nous raconte « de l’intérieur» l’essai- un essai conclu sur la sirène et grâce à quoi le club éviterait d’ailleurs la descente d’extrême justesse- qu’il venait de marquer quelques heures auparavant. Et puis, puisque nous avions été témoins de ce que le journaliste local nomma le lendemain « un haut fait d’armes» ce qui eut le don de l’agacer- « mais qu’est-ce qu’ils ont tous, bon sang de bon sang, avec ces références à la guerre que de toute façon ils n’ont pas faite et, je l’espère pour eux, ne feront jamais!- de provoquer l’une de ses colères formidables dont le bistrot du village a du se souvenir longtemps, oui, puisque, mon frère et moi, nous avions vu de nos yeux vu, comment toute l’action s’était déroulée, bon dieu, à quoi bon «revenir là-dessus pendant cent sept ans. Quelle sale manie de ressasser les choses. Quelle sale manie.» Toute la semaine, il n’empêche que les gens du plateau n’ont eu que cet essai- conclu après la charge rageuse de Papa s’extirpant du maul de la dernière chance où il perdit du reste son maillot- oui, que cet essai à la bouche. Ça et «l’héroïsme» du talonneur. Ce «haut fait d’armes» qui avait donc permis à tout le plateau d’éviter la honte d’une descente en division d’honneur.

    «Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois.» J’entends encore la phrase de Papa qui, pour toutes sortes de raisons, était déjà passé au-delà des mots. Il y avait bien longtemps qu’il savait le fond de toute l’histoire. Pourquoi les gens, dans une logique aussi tordue soit-elle, persistaient à croire qu’il leur suffirait de louer vos actions pour avoir droit à vos paroles. Oui mais non, pour lui, tout ça n’allait plus de soi, ça ne pouvait plus marcher dans ce sens là. Le soir, après que nous eûmes déchargé la remorque de paille à la grange qu’il s’était retapé vers le bois des Soulaces, je le revois encore s’affairer dans l’étroite cuisine pour la préparation du dîner- une omelette au lard et une tarte aux mures. Oui. Une tarte.- et de temps à autre il me semble qu’une larme lui glisse sur le visage. Mon jeune frère lui demande pourquoi il est triste et alors, sans rien dire, il sort sur la véranda. S’allume une cigarette, hanté par l’espace qu’il va encore devoir vivre sans jamais plus dépenser un seul mot pour la femme qu’il aime. La veille, après un match de rugby féroce à ne pas croire, pour tout le plateau il était une sorte de héros. Mais moi, tout ce que je sais, c’est que notre mère nous manque. Que pas plus à la guerre qu’au rugby, les héros n’existent. Et que Papa a sans doute raison. Tout ce qu’on n’arrive plus à dire, alors, oui, il vaut mieux le taire.