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Lubies - Page 75

  • La longueur de la queue des vaches...


    J’ai supposé que, dehors, les fumées montaient déjà derrière le toit des maisons. De toute façon, je ne dormais plus. Depuis bien longtemps, je tournais en rond dans ce lit comme un poisson rouge dans son bocal. Bien longtemps. Et puis, comment aurais-je pu trouver le sommeil alors que tous ces gens enterraient leurs morts. On a beau faire comme si. Détourner un instant le regard. Ces drames finissent par vous atteindre. Avec un temps de retard et c’est sans doute pire. C’est comme quand tous ces estivants venaient demander au vieil Iréné le temps qu’il allait faire et que l’autre bougre, après s’être longuement lissé la barbe- Iréné aurait fait un fait metteur en scène épatant. Il s’y entendait comme personne pour étirer une séquence. Oui. Comme personne- que l’autre bougre, ainsi donc et invariablement leur répondait: « tout dépend de la longueur de la queue des vaches» Oui, dans le fond, c’est encore pire…
    Hier soir, je revenais du terrain- j’aime y aller après le travail à la ferme. Taper des drops en tâtant le poids du vent. Enchaîner les tours de terrain au milieu des brebis qu’on met là, quelques jours, afin qu’elles tondent la pelouse juste avant que la saison ne redémarre- une serviette en guise d’écharpe parce que j’avais sué plus que d’habitude et que la fraîcheur commençait à mouiller les champs- oui, je revenais tout juste du terrain quand tout le monde s’est assis en cercle devant cette télé de malheur. Sur l’écran défilaient une ribambelle de spécialistes et c’était quelque chose, mon dieu, ce ton unanime et compassé, presque obséquieux, qu’ils employaient, des spécialistes de tout et de rien se relayant pour donner leur avis…sur tout et rien, donner surtout leur avis sur tout le reste tant qu’à y être, et leurs analyses consistaient pour l’essentiel à commenter des images vides. L’arrière d’une ambulance filmée en plan fixe. Quelques silhouettes fuyantes avec cet air effaré de spectres se noyant dans un bol de soupe. Un barnum insupportable où le spectacle donné par ces chaînes d’infos en boucle qui, l’affaire est entendue, rien de bien nouveau, ne supportent pas le vide, était assez désolant. Effarant de bêtise tout ça, me suis-je dit après avoir tendu l’oreille quelques minutes avec l’espoir de capter- le meilleur est toujours possible. Suffit d’attendre, disait l’autre- une parole à peu près censée, enfin, vous voyez...
    Toute cette mise en scène ne tenait pas vraiment la route, tant elle reposait sur le temps court, répondait aux seules exigences de l’instant, relevait d’une improvisation de moulin à papier et tout ça assortis d’effets de dramatisation périmés et de formules choc à la petite semaine. Certains mots clés revenaient bien sûr d’une phrase à l’autre. Il fallait capter l’attention du téléspectateur à tout prix. Le frapper d’effroi. Installer un climat de terreur. Au bout de cinq minutes, on avait compris…Personne n’en savait d’avantage. Pas plus les spécialistes qui meublaient l’antenne que les envoyés spéciaux lesquels triaient les rumeurs faute de mieux. Guettant le pire, là encore toujours possible, comme on sait. Même pas envie de les blâmer. Après tout, dans la vie chacun fait ce qu’on lui demande de faire. Où on lui demande de le faire. On sent bien qu’en cas de refus, un autre patiente dans l’ombre en attendant de prendre la place. Et puis un autre. Et encore un autre…
    Je suis monté me coucher. J’ai lu quelques pages de ce roman chaudement conseillé par mon ex. Il m’est tombé des mains assez vite. Je me suis frotté les yeux et voilà, c’était reparti pour une autre de ces courtes nuits de juillet, une autre nuit et pas l’ombre d’un rêve digne de ce nom à se mettre sous la dent. Au réveil, l’oreiller était froid et la couverture glacée. Devant le poste de télé, la même scène que la veille. Mes parents attendaient sans doute que quelqu’un leur explique l’inexplicable. Par la fenêtre, j’ai aperçu mon oncle qui encordait un champ de trèfle. Mon oncle vissé, imperturbable, sur le siège de son tracteur- un vieux Massey Ferguson sans cabine- mon oncle en train de travailler comme il l’avait toujours fait, là, comme si de rien n’était. J’ai trouvé ça très calme et très beau. Une leçon de vie toute simple où l’espace pourrait s’étirer jusqu’à sa belle mort, à des années lumières de ce temps court à cause de quoi, enfin, il me semble que nos existences prennent un bien vilain pli. Mais je n’ai jamais été un intellectuel, alors…
    J’ai pris mon sac de rugby. A l’intérieur, j’ai glissé mon vieux flottant, le maillot du club- celui du Plateau- pour lequel j’ai joué jusqu’à ce que mon corps finisse par demander grâce, à plus de quarante ans. Une ancienne paire de «moulés.» Trois pêches de vigne, deux abricots, une bouteille d’eau et c’est tout. C’est qu’une idée tout à coup m’était venue…
    L’année de nos seize ans, nous formions une bande assez hétéroclite. Une bande de copains qui rêvait tout haut d’imiter un jour tous ces joueurs de l’équipe locale- l’équipe du Plateau, vous l’aviez compris- dont nous suivions les moindres faits et gestes, sur et en dehors des terrains. Oui, absolument partout et jusqu’au bar des sports et de l’amitié qui à l’époque tenait lieu de siège social au club. Le patron de ce bar qui bien sur n’existe plus, Michel Grau, était aussi le président de l’équipe et, cet été-là, il avait eu vent de l’existence d’un tournoi à 7 ouvert aux jeunes. Le tournoi était organisé par une formation beaucoup plus prestigieuse de la vallée, le hic c’était qu’il n’y avait pas d’équipes de jeunes sur le plateau et cela faisait littéralement enrager Michel. A force de tourner en rond comme un cochon malade derrière son comptoir, une idée s’est mise à germer sous son crâne. Dans ce bar, son bar, comment vous dire…nous y allions quasiment chaque soir et pour peu qu’une des gloires du Plateau s’y trouve, alors, nous y restions le temps que notre maigre argent de poche fasse durer nos demi panachés jusqu’à la consommation des siècles. L’idée de Michel était simple: c’est notre petite bande, pardi, qui allait représenter le Plateau lors de ce tournoi à 7. Et qu’importe si la moitié d’entre nous n’avait encore jamais touché un ballon de sa vie…
    J’ai enfourché le vieux Gitane de mon père et vingt minutes plus tard j’arrivais aux abords de la vieille grange à l’abandon que notre bande avait transformée, « en deux coups les gros» en club-house de fortune, puisqu’il nous en fallait bien un, dès lors que nous étions devenus une équipe. A part les toiles d’araignée et la poussière, rien n’avait changé. J’ai posé le sac. Je me suis mis en tenue et comme près de trente-cinq ans plus tôt, je me suis vautré avec malice dans l’un des fauteuils hors d’âge que nous avions récupéré aux poubelles. Là, mais oui sur ces fauteuils crevés, où nous avions élaboré, la trouille au ventre, toute notre petite stratégie de bouts de chandelles, la semaine précédant ce fameux tournoi…
    Deux heures au calme, à revivre ce moment particulier de la jeunesse. Loin du vacarme ambiant et de cette sale rumeur de guerre. A espérer que la couleur du temps dépendrait, comme ce vieux bougre d’Iréné le rabâchait invariablement aux touristes, toujours et quoi qu’il en soit, de la longueur de la queue des vaches.

     

  • ...

    Samedi, entre deux averses,

    le ciel fait de l’œil

    au trottoir d’en face.

    Et sur le trottoir d’en face,

    c’est une drôle de rue

    qui revient mourir

    au bord de la quarantaine.

    Une idée de la rue

    - Un jour. Une nuit.

    Qu’est-ce qu’on en sait?

    T’étais pas là.

    J’étais déjà parti

    -qui aurait eu le démon

    du mal et le don des larmes.

    Mais c’est de l’histoire 

    ancienne

    que le temps, à force,

    flanquera dans la boue

    et dont on va finir

    -pour peu qu’on apprenne

    à finir

    -par perdre la piste.

    Et pendant qu’une moitié

    de la ville

    doit bien s’éveiller quelque part,

    l’autre s’attable en terrasse...

  • Dix-sept ans...

     


    On a dix-sept ans. Des fantasmes tout rapiécés. Effilochés comme un brin de laine pourrie vous entraîne. Il y a Garance, Audrey, Fred, Olivier, Charles et Benoit. C’est Garance, à bout de souffle, qui nous a appris la nouvelle. L’Union Sportive du Pays de Sault venait de remporter le Tournoi du Kercorb. «T’en est sure?» lui a aussitôt rétorqué Fred. «C’est vrai, d’où tu tiens ça?» a renchéri Olivier, le Saint-Thomas de la bande – Olivier ne croit qu’après avoir vu, touché, senti. Un jour sous les tilleuls de la place, lorsqu’Audrey a fini par lui dire « je t’aime», les choses entre eux ont bien failli se gâter.- et il a fallu que Charles tranche de sa voix nette et sans bavure de demi de mêlée en devenir. «T’oublie que c’est la fille du président. Si elle te le dit, c’est que les choses se sont passées comme ça.»

    Fred n’en revenait toujours pas. Le Tournoi du Kercorb était le tournoi de pré saison le plus couru de tout le département. Parfois il pouvait même arriver- la chose était rare mais cela s’était déjà produit dans un passé récent- qu’une équipe de première division vienne s’y jauger, s’y épaissir un peu le cuir- L’enchaînement des rencontres autorisait, pour tout entraîneur soucieux de maintenir un semblant de concurrence, une large revue d’effectif-et chacun brûlait de connaître le nom du club défait en finale par notre chère USPS. L’équipe qui nous faisait battre le cœur.

    «Dites. C’est pas le Stade, quand même?!», a osé Audrey- son père était un fervent admirateur du Stade. Le Stade Toulousain- de sa petite voix toute blonde. Ses joues étaient roses. Elle tentait de remettre de l’ordre dans ses cheveux défaits et Garance a bien du voir que son rouge à lèvres avait un peu filé, sur le menton. En temps normal, Charles aurait sans doute remarqué que quelque chose, forcément, n’allait pas, tandis que sur le visage de Benoit, tout indiquait, à l’inverse, que tout allait très bien. Trop bien.

    Dix-sept ans et des fantasmes tout rapiécés. Toujours entre deux âges. Toujours entre deux corps. «Dès qu’il l’avait vue», Charles, bien trop fier, bien trop pudique pour l’admettre au grand jour, était tombé fou-amoureux d’Audrey. Mais il s’empêtrait déjà dans un lacis complexe de principes, prisonnier d’un cercle de gestes, d’attitudes, il semblait s’être lui-même pris au piège de ce rôle de grand- frère un peu donneur de leçons- cela lui avait valu le surnom de «Pasteur», qu’il détestait. Et lui vaudrait, bientôt, celui de «Capitaine» dont il allait tirer toute sa vie une fierté immense, bien sur, toujours à mots couverts- et chez lui, nous le sentions tous, il ne s’agissait surtout pas d’une de ces poses factices, mais bel et bien d’une nécessité, d’un besoin quasi vital de protection. Depuis l’enfance Charles s’était patiemment construit une carapace, comme on dit assez mal ces choses et puisque ça regarde pour l’essentiel une somme de complexes qui s’empilent, depuis presque le premier jour, dans le désordre des chambres- somme de complexes qui a tôt fait de grandir à l’ombre des petites timidités enfantines- dans le fond, que pourrait-on en dire de vraiment original? Chez Charles, oui, il ne s’agissait en aucun cas d’une pose savamment étudiée, mais bel et bien d’une espèce de réflexe de survie.

    Benoit était sans doute celui dont Charles se sentait le plus proche. C’était son dix, son demi d’ouverture. Ces deux là avaient l’habitude de tout partager. Jusqu’à cette confidence, unique en son genre et regrettée presque aussi sec – «ne jamais s’ouvrir. Ne jamais montrer qu’on est en train de perdre le contrôle. Maîtriser, coûte que coûte, ses émotions, martelait Charles inlassablement à son complice, si on veut aller loin dans la vie»-, cette confidence, lâchée du bout des lèvres, la mâchoire serrée, au retour d’une fête de village comme ils peinaient, de nuit et en vélo, entre les nids de poule. «Mon père ne voulait pas de moi chez lui. Enfin, tu sais, pas tout le temps. Pas partout.»


    «Mais non, sûrement pas le Stade! T’es bête ou quoi?!» a coupé sèchement Benoit et peut-être – Garance, qui elle avait tout vu, le baiser à la sauvette, une fraction de secondes comme on leur tournait le dos le temps qu’elle nous annonce la nouvelle, oui tout vu, le baiser furtif mais le baiser quand même échangé entre Benoit et Audrey, à son initiative à elle, du reste, oui tout vu, et la gène mutuelle qui leur avait ensuite mis le rouge aux joues, Garance ne s’était pas priée pour le remettre, juste une petite allusion et toc, à sa place de petit macho en herbe- et peut-être s’en voulait-il d’avoir failli, d’avoir trahi en quelque sorte son meilleur ami. Peut-être.

    En temps normal, Charles aurait sans doute remarqué que quelque chose, forcément, n’allait pas, tandis que sur le visage de Benoit on commençait à lire un début de malaise. Mais je veux croire qu’il n’a jamais été dupe; il savait de quel coté le cœur d’Audrey à tout moment pouvait pencher. «Ces garçons, tu sais Garance, je les aime tous» avait-elle glissé, l’œil plein d’une malice qu’on ne lui soupçonnait pas, un soir au milieu de quelques fous-rires«entre filles.» «Si t’aime tout le monde, alors t’aime personne. Et t’as bien raison, c’est pas un âge pour souffrir. On a toute la vie pour ça.», lui avait alors répondu son amie. En temps normal, oui, Charles aurait de toute manière encore trouvé le moyen de ne rien comprendre à tout ce petit manège. « Ne jamais s’ouvrir. Ne jamais montrer qu’on est en train de perdre le contrôle. Maîtriser, coûte que coûte, ses émotions…»

    La première fois qu’il avait vu Audrey, Charles, crotté de pied en cap – il avait beaucoup plu la veille, comme c’est souvent le cas, par ici, après le 15 août et une boue épaisse collait aux semelles vite transformées, ce jour-là, en chenilles de char-, Charles allongeait ses foulées pour ce qui devait être les derniers kilomètres d’un footing couru sur un tempo assez intense - Michel, le père de Garance, avait fini par le convaincre de participer à cette journée de détection qu’organisait le club voisin de Quillan, et peu importe que ce dernier soit contraint de l’y conduire, pourvu que Charles ne laisse pas passer sa chance, l’essentiel étant qu’il s’entraîne, se prépare comme jamais afin qu’il ne soit pas trop perdu dans l’événement-et c’était non loin de l’aire du bois des corbeaux, sa destination finale, là où une rangée de saules tortueux allait enfin lui offrir, sur plus de trois cent mètres, une voûte rafraîchissante et plutôt bienvenue. C’était là-dessous qu’il avait décidé de s’élancer, au lieu de couper comme il en avait l’habitude par la sente tirant tout droit, un peu plus haut, mais qui à cette heure devait être écrasée de soleil. Ce fut donc là qu’il l’aperçut, pour la première fois, assise tout au bord du petit ponton situé juste au-dessus du lac artificiel aux eaux verdâtres, dans lesquelles il se serait bien jeté tant la sueur lui brûlait la peau, le piquait. Audrey, assise comme ça. Les jambes ballant dans le vide, caressant l’onde du bout de ses pieds nus.

    «Et ben non, c’était contre Quillan.», s’est alors exclamée Garance.«Oh mince. Papa aurait été…» Audrey n’a pas eu le temps de finir sa phrase -mais en avait-elle vraiment l’intention?- que déjà Olivier y allait de son « Ouais, c’est une perf’ quoi. Mais bon…», Olivier que Benoit n’a pas tardé à interrompre, cinglant «Quillan ça joue en Deuxième division, hé oh! C’est un exploit de les battre!Et toi en deuxième division, je te le dis, t’es pas prêt d’y jouer. Y’en a qu’un, ici, qui aurait pu…»

    A la vue d’Audrey assise avec nonchalance sur ce ponton, Charles s’était arrêté net, comme si, tout à coup, quelque chose en lui se détachait, n’adhérait plus à la marche frénétique du monde. Il a eu envie de s’avancer vers elle, l’a fait sur quelques mètres- vous auriez dit un automate ou un spectre-, une dizaine de mètres pas plus, comme lorsque on colle son nez à la vitre parce qu’un reste de buée ou un surcroît de lumière vous empêche d’y voir clair. Même comme ça, Audrey ne ressemblait à aucun de ces filles qu’Olivier, Fred et Benoit emmenaient certains soirs, «faire un tour», derrière le terrain de rugby.
    Il a remarqué un cabas que le vent agitait aux pieds d’Audrey. Un cabas qui paraissait vide et dans lequel elle s’est bientôt mise à farfouiller. Plus elle fouillait à l’intérieur de ce cabas et plus les bruits de la solitude semblaient importants. Et puis il est resté comme ça, figé sur place, une bonne demi-heure. A regarder cette fille qui lui tournait le dos.