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Lubies - Page 76

  • Des muscles et du sang froid...

    «Il arrive que même dans le champ profond, tout soit dégarni. Et alors on se sent terrassé de chagrin. Si tu savais, ma pauvre…» Paul avait dit ça d’une voix blanche, en fixant le fauteuil vide qui jouxtait le lit médicalisé. Son épouse achevait de remonter la couverture sur les jambes du vieil homme. Elle savait que ces mots ne lui étaient pas destinés. Malgré son habileté à étouffer sa souffrance, elle ne put retenir quelques larmes. C’était une journée normale…

    Alexandre s’apprêtait à vivre sa première journée de repos depuis longtemps, puisque le club venait de lui octroyer quelques jours de vacances. Le tournoi des Six Nations, pour lequel l’encadrement avait cette fois choisi de ne pas le retenir, allait débuter et, au lieu de se laisser submerger par la déception- est-ce qu’il jetterait un œil, même distant, à cette rencontre qui allait donc se jouer sans lui? Oui. Bien sur.-, il comptait en profiter, d’abord pour couper un peu, régénérer un corps usé par une saison qui paraissait interminable, et puis, une idée qui lui trottait dans la tête depuis pas mal de temps déjà, mettre à profit ces quelques jours pour rendre visite à Paul, son entraîneur des débuts. Paul dont une vieille connaissance lui avait appris, un peu à la sauvette- parfois on demande des nouvelles pour la forme et les souvenirs vous reviennent en morceaux- qu’il souffrait d’une forme d’Alzheimer…

    Alexandre eut du mal à croire que l’homme d’une pâleur de cierge qui se tenait maintenant allongé sur ce lit, avait été le solide gaillard dont la voix résonnait encore dans sa tête. «Replace-toi! Pas en marchant…Joue! Mais Joue!» Une voix lourde et lente mais capable tout à coup de grimper dans les aigus- Pour un péché de gourmandise. Un en avant. Un placage manqué-et alors c’était comme si un éclair venait de froisser les nuages. «Les gars, si dimanche on tombe sur une vraie équipe de rugby, alors, on fait comment…»

    «Du jour au lendemain, il s’est mis à perdre la tête. Cela a commencé, il y a plusieurs années. Depuis que notre fille…Elle a disparu, vous savez, lors d’un séjour humanitaire au Sahel. Son corps n’a jamais été retrouvé…Bien sur, c’est toujours…Perdre un enfant, ça va contre le sens même de la vie…On nous a conseillé de suivre une thérapie de deuil mais ça s’est très mal passé. Paul était réticent. Il a toujours été tellement pudique. Lorsque le psy a cru utile de nous expliquer qu’à la mort d’un proche, la relation avec la personne ne se rompt pas et qu’on peut même avoir l’impression de sentir sa présence, il a quitté la pièce. J’ai continué sans lui… Et puis, je ne sais plus quand ça a eu lieu, la première fois, mais il s’est mis à lui parler. Un soir, je l’ai surpris dans les escaliers menant à sa chambre, moi je n’y entre jamais c’est au-dessus de mes forces…il lui «montait sa tisane», comme il en avait l’habitude, avant que…Dans la voiture, il se retournait fréquemment vers la banquette arrière…et c’était comme si elle lui répondait, vous voyez…Parfois, un fou rire le prenait. A d’autres moments, on aurait dit qu’ils se disputaient...tous les deux...»

    Depuis plus d’une heure, Alexandre faisait la conversation à Paul comme on enverrait des balles molles. A l’aveuglette. La plupart du temps, ces balles, un mur les lui retournait aussi sec. En pleine figure. «Chaque jour la maladie gagne du terrain, vous savez.» L’épouse de Paul avait exposé la situation en quelques mots. « Désormais, il nage dans des eaux qui nous sont totalement inconnues.Je préfère vous prévenir: il ne vous reconnaîtra pas ou alors durant quelques minutes à peine. Par moment, il s’adressera à vous en ayant encore l’impression de discuter avec elle. Il n’y a plus que la voix de notre fille qu’il entend…»


    Un mercredi- comment oublier un jour pareil?- Paul convoqua Alexandre dans le petit bureau qu’il occupait sous la vieille tribune d’honneur- une maigre planche de contreplaqué reposant sur deux tréteaux, le tout jeté au milieu d’une pile de maillots sales et de sacs à ballons- pour ce que l’entraîneur appelait « une petite séance de recadrage». Alexandre n’en menait pas large. Ces séances, chaque joueur les redoutait. Pour Alexandre, c’était la première fois. Qu’avait-il donc à se reprocher? Son dernier match lui semblait plutôt accompli. Deux essais à la clé. Oui, vraiment. Plutôt un bon match de sa part.

    Paul ne partageait pas cet avis. Pas du tout même. «Tu es doué Alex, ça ne fait aucun doute. Et puisque tout le monde le dit, tu as du croire que c’était arrivé. Qu’il te suffisait de mettre le maillot et en avant. Dimanche, d’accord, tu en plantes deux. Et heureusement que tu marques. D’abord, si tu finis par marquer, c’est parce que ceux d’en face loupent trois ou quatre placages à la suite. Oui, heureusement que tu marques sur ces deux coups, parce que juste avant et par deux fois, tu manges un trois contre un. Bordel, un trois contre un! Tu avais juste à faire la passe! Mais, non, toi tu veux briller. Jouer les coups tout seul. Je ne peux pas tolérer ça. J’ai donc décidé que tu débuterais les deux prochaines rencontres sur le banc. Médite là-dessus…»

    Et Alexandre avait médité. Oh ça ne s’était pas fait comme ça. D’abord il lui avait fallu ruminer en silence. Digérer cette décision qu’il trouvait bien arbitraire, et même, pour tout dire, parfaitement injuste. Et puis, parce que c’était le genre de garçon posé qui refusait de se laisser corrompre par la colère, il s’était souvenu de cette formule que Paul répétait comme un mantra. «Si vous ne supportez pas l’injustice, vous n’avez rien à faire sur un terrain de rugby.»

    «J’ai toujours votre lettre, vous savez, celle où vous lui témoignez votre gratitude. C’est une belle lettre. J’étais assez émue au moment de la lui lire. Vous ne m’en voulez pas, au moins, de la lui avoir lue…Hélas, je ne suis pas certaine que…Ce mal le ronge depuis si longtemps. Mais je sais qu’il serait tellement fier de vous, aujourd’hui.» Une fois de plus, elle avait su trouver les mots justes. Des mots dignes qui s’efforçaient de dire l’essentiel mais avec cette irritation lisible dans le regard lequel en disait long sur les souffrances endurées au quotidien.«Parfois, j’aimerais qu’il puisse partir en paix. Que ce calvaire que j’endure prenne fin, vous comprenez…» Alexandre comprenait.«Mais je m’en veux d’avoir de telles pensées. Si vous saviez à quel point je m’en veux…»

    En tournant la chose dans sa tête, Alexandre en revenait toujours à cette idée d’injustice qu’il avait eue déjà à propos de la sanction qui était tombée à la fin de cette fameuse «séance de recadrage.» Car si la pratique du rugby était sans doute le plus sur moyen d’accepter que la vie se montre parfois injuste, où cela vous venait-il? Et alors quoi au bout du compte… Peine perdue? Effort vain? Il valait mieux chasser cette pensée. Pas si simple. Mais rien n’est simple lorsque vous vous retrouvez, après tout ce temps, en présence d’une personne qui a été témoin de vos débuts dans la vie. Vous réalisez bientôt que, pour elle, la fin s’approche et une envie de pleurer vous serre la gorge. Oui mais non. «Allez, hop. Des muscles et du sang froid, mon garçon», répétait souvent Paul. Et sa voix crépitait dans le vestiaire comme le staccato d’une mitraillette. Oui, voilà. Des muscles et du sang froid. Quelque chose d’assez trivial, oui, peut-être, et ensuite le soleil se remettrait à briller par la porte. Non, Alexandre n’aller pas céder aux larmes.


    Il préféra penser à Paul dans les moments heureux de sa jeunesse. De manière assez étrange, des souvenirs qu’il avait totalement effacés de sa mémoire commencèrent à refluer du plus loin de l’oubli. De Paul, il conservait jusque là l’image d’un entraîneur exerçant une emprise telle sur son équipe qu’elle aurait brisé pour lui des murs de briques, et même à mains nues, s’il l’avait exigé. Et voilà qu’il le revoyait, derrière la buvette du stade, servant le vin chaud à la ronde avec des airs de mendiant qui hésite. Et cette fois, si loin du Paul entraîneur des Crabos qui présidait dictatorialement aux opérations, oui, cette fois où il n’arrivait plus à redescendre de cet échafaudage, pourtant pas bien haut, qui tanguait sur la façade du club-house rossée par les vents…

    Depuis qu’Alexandre avait pris l’habitude de venir- au moins deux fois par semaine- au chevet de son tout premier entraîneur, la même scène se rejouait. Paul regardait le plafond en silence, et puis, brusquement, il s’adressait d’une voix blanche au fauteuil vide qui jouxtait son lit médicalisé. Comme si vieillir, dans le fond, ça n’avait jamais consisté qu’à faire la conversation à un fantôme.

  • Au bord des gouffres...

    Mais, qu'est-ce que tu crois?

    J'étais d'un caractère

    rude et impétueux,

    me dit-elle. 

    Moi aussi,

    j'ai vécu

    d'intenses moments

    de bascule.

    Pour ça que je tenais

    à m’asseoir, 

    m'asseoir absolument,

    au bord des gouffres, 

    le cou caressé

    par d'étranges mélancolies.

    Ça doit faire du bruit

    quand ça tombe,

    tu sais,

    un cœur mélancolique.

    C'est une façon

    comme une autre

    d'imposer le nécessaire.

    D'oublier un peu

    les traques sauvages

    et les pièges domestiques.

    La ville et sa petite

    rumeur plate.

    Tous ces beaux parleurs,

    puisque il y a des blessures

    si profondes

    qu'elles ne cicatrisent

    jamais,

    bien sur que j'ai pris

    du plaisir

    à les chasser à l'approche,

    alors que la nuit tanguait

    comme des jalousies

    qui s'endorment

    dans les reflets de la fête...

     

  • Après la bataille...

     

    Supposons une départementale. Ses nids de poule. Ses plaques de goudron fondu. Jusque ici tout est en ordre. Les nids de poule couvent l’avenir d’un tas de crevaisons sans importance. Les plaques de goudron semblent assez bien parties pour atteindre leur quota estival d’accidents de la route. Et là-dessus le soleil ne donne pas encore sa pleine mesure. Supposons un pays sec et dur aux hommes. Et ne vous y trompez pas, ni les moustiques, ni les taons qui partout pullulent ne sont responsables de ce bourdonnement qui sans discontinuer nous déchiquettent les tympans. Comment ça vous n’entendez rien? Tendez un peu l’oreille. Et là, ça y est, vous les entendez les turbines de la vengeance qui, par ici, sont à ronfler nuit et jour? Et sinon, saviez-vous seulement que dans ce pays, rude et perdu à ne pas croire, même au soleil ça lui arrive de douter de ses propres moyens. Et figurez-vous l’air de vieille ampoule qu’alors ça lui donne…

     

     

    Trois jours qu’il était rentré de là-bas. Qu’il avait bu, pour commencer. Dansé tout seul- seul comme un con- au coin d’un bar en formica jaune, enlacé le vide entre le distributeur à cacahuètes et le sucrier boule. Pourquoi avait-il choisi cette brasserie située juste en face de la gare, au lieu de prendre la navette, comme il en avait l’habitude? Sans doute ne voulait-il pas rentrer avant d’avoir vomi toute cette bile qui lui étranglait le ventre. La navette l’aurait ramené directement au village et c’était encore trop tôt pour lui. Il y avait aussi que l’endroit était tenu par un ancien légionnaire et qu’il espérait seulement un peu de compréhension et du silence. Oui. Surtout du silence…

     

     

    Mais rassurez-vous ça ne dure jamais. Sur le coup de midi les apparences finissent par reprendre leurs droits. Et le soleil retrouve très vite confiance en ses capacités. Et il grille. Assèche. Ruine. Saccage. Et tout- pas traînants, bruits de bicyclette, outillage agricole à l’allure Rocinante- se voit impitoyablement repoussé vers les rares abris d’ombre. Et voyez d’ailleurs comme elle ne tarde pas à s’aplatir comme une bête. L’ombre. Mais nous n’en sommes pas là. Puisque nous sommes au début d’une histoire qui prend sa source au pied d’une chaude matinée, au mois de juin et c’est maintenant que ça commence. Pas le genre d’histoire qui pisse très loin, vous savez. Non pas exactement ce genre là. Supposons donc un pays sec et dur aux hommes. Même qu’au plus fort de la soif, limonade sans bulle voilà la vie. Sauf que ce jour-là, pour une quinzaine de jeunes gens, la boisson officielle c’était, encore et toujours, la bière. Depuis la veille, ils avaient un titre-leur titre à fêter…

     

     

    Trois nuits qu’il était rentré de là-bas. La Yougoslavie qui ne s’appelait même plus comme ça. Entre eux, ils avaient pris l’habitude de dire « la Yougo», comme on use d’un diminutif avec le secret espoir d’abréger les souffrances endurées et sans doute à venir. Ou pour apprivoiser un animal féroce, tacher de faire ami-ami avec la peur en faisant bonne figure devant le groupe. «La Yougo.» Une région même plus un pays avec des bouts de territoires arrachés les uns aux autres, des terres à la dérive conquises à coup d’exterminations de masse, de personnes déplacées, de viols collectifs, de charniers à ciel ouvert « et c’était là, tout près putain, aux portes de chez nous», de familles rongées par la haine de soi et de l’autre, où le sang et les larmes étaient devenues l’unique monnaie d’échange. Là-bas, il avait vu- ses camarades et lui avaient payé, et parfois de leur propre vie, pour voir- à quel point des communautés en apparence paisibles, étaient capables de s’entre déchirer en quelques heures avec une sauvagerie effroyable. Et pour quoi au juste? L’appartenance à une langue? Une culture? Une religion? Le besoin inscrit en l’homme de dominer son prochain? L’esprit de revanche attisé par des discours populistes? Les vieilles humiliations subies qui réclamaient tout à coup vengeance? Un peu tout ça réuni. Mais lui, « y faisait pas de politique. N’y entendait absolument rien.Ces choses dépassaient déjà le commandement, alors moi, tu penses bien» avait-il fini par lâcher à cette fille dans le cou de laquelle, trois heures avant, il avait bien failli vomir…

     

    Et la route, vous la voyez mieux à présent, la route? C’est là-dessus, tête basse et pouce levé comme pour dire, la bouche en cœur, «au secours! Sauvez-moi», que cette quinzaine de jeunes gens – ils chantent des refrains de corps de garde, gueulent des trucs de carabins, des trucs qui vous rappellent qu’on a eu tellement soif qu’on a oublié d’avoir faim- oui, c’est là-dessus que ces jeune gens titubent comme des culbutos humains en faisant de l’auto-stop. Un matin habituel de bord de rivière ordinaire que les pêcheurs de truites connaissent bien. Et le vent par là-bas croyez bien que c’est le seul facteur qui passe. Le vent et cette petite troupe de gros nuages gonflés d’alcool. Mais puisque il s’agit en l’occurrence d’un avis de tempête champion de France de promotion d’honneur, alors, au moins l’honneur est sauf…

     

    Elle avait eu un peu pitié de lui quand le proprio de la brasserie- cet ancien de la légion qui pouvait certes tout comprendre mais pas qu’il s’en prenne, comme ça, à ses clients et juste parce qu’ils chantaient un peu trop fort- l’avait sorti à coup de matraque et qu’il avait presque échoué sous sa roue. Une fille qui elle-même sortait à peine d’une «histoire assez compliquée.» Une histoire pleine d’amour vache. Un truc où les coups avaient du pas mal pleuvoir, toujours à l’improviste puisque ça aussi il le savait mieux que quiconque, la violence c’est toujours par surprise qu’elle vous arrive dessus- «ces films de guerre à la con, certains pas tous, font croire un tas de conneries aux gens»-, et jusque à très récemment à en juger par la marque violette qui lui ombrait le bas de la joue. «Qui c’est le salaud qui vous a fait ça, Madame?» Faisant celle qui n’a rien entendu, déjà elle lui donnait le bras, l’aidait à se remette debout…

     

    Sur cette route de montagne, ils n’avaient pas fière allure ces jeunes gens. Ah ça non. Hier soir, accoudés au comptoir de cette boite de nuit où leurs dirigeants avaient décrété pour eux l’open bar de 4h du matin, il s’étaient promis d’étirer ces moments jusque au bout du bout de la ligne. Et qu’ils iraient, après ça, partager une bière ou deux, ensemble, au petit matin. Et puis, le bus de l’équipe ayant ramené depuis belle lurette président et entraîneurs, qu’ils rentreraient même à pied, oui, en longeant la départementale, comme une armée victorieuse de retour de campagne…

     

    Trois jours et trois nuits qu’il ressassait tout seul. «La Yougo.» « Les fous que Milosevic avait envoyé» , tout près du poste de l’ONU, de la zone qu’ils devaient sécuriser, embusqués dans les arbres, les immeubles en ruine,partout, «des snipers qui se sont amusés à faire des cartons. Quelques copains y sont restés, tu sais» pour les tirer comme des lapins. « Et c’était facile de nous flinguer. Oh c’était facile. Interdiction de riposter, tu vois. » Tout ça il le lui avait dit, expliqué longuement, répété à plusieurs reprises. Elle avait fini par s’endormir. Mais pas lui. Il était sorti sur le balcon fumer une cigarette en repensant à ses camarades. Ceux restés là-bas. Ceux qui n’en reviendraient jamais. Leurs visages défilaient mentalement. Et nos yeux ternis? se dit-il. Nos traits tirés? Et tous nos pores même resserrés par le froid du matin qui rendaient sueur et sang? Sueur et sang. Mais non on n’a rien inventé. Comme si de telles choses. Comme si pareil déchaînement de violence et de haine, l’esprit d’un homme pouvait seulement le concevoir. Et ce murmure cardiaque qui peinait à le convaincre qu’il s’en était sorti? Sorti, à peu près indemne, de toute cette merde à laquelle il n’avait rien compris.

     

    Ce genre de mésaventure, allons donc, on n’en mourrait pas. Et puis ce qu’on ne peut dire, mieux vaut le taire, pas vrai? Endurer sa douleur en silence. Le refrain est connu. Qui sait si un jour, mais oui en plus, un surcroît de douceur, comme cette fille -les moments furtifs passés avec elle mais étalés sur plusieurs longues séquences, tout un pan de l’existence- ne finirait pas rejeter le tout aux oubliettes. Alors ce bourdonnement qui sans discontinuer lui déchiquettent les tympans, non toujours pas? Ni même ces turbines de la vengeance qui auraient pourtant toutes les raisons de cesser leur vacarme à présent qu’il est sur et certain que jamais plaisir il ne prendra à enfoncer ses pouces dans la graisse de l’ennemi, ses veines bleues de haine et ses yeux de crapaud, à l’ouvrir comme une carpe, à lui arracher la peau jusqu’aux genoux? Oui, à présent il en est sur et certain. Hier soir, il n’aurait jamais levé la main- le proprio de la brasserie n’avait rien compris au tir. Vraiment rien compris- sur ces gosses. Tout ce qu’il voulait c’est qu’ils arrêtent un peu de beugler « on est champion» et tous leurs hymne à la noix. Et puis lorsque l’un d’eux s’est approché tout près- trop près pour lui souffler au visage « Si vous aviez vu comme on leur a fait la guerre, monsieur. Si vous aviez vu la bataille que c’était, ce match…», c’est vrai qu’il avait été au bord de craquer, de s’emporter. Mais c’était des gosses. Et ils avaient raison d’être heureux, d’en profiter. Après on ne sait jamais ce qu’elle vous réservera, la vie. En poussant la porte de ce bar, il espérait sinon un peu de compréhension, au moins du silence. Oui, du silence…

     

    Supposons une départementale. Ses nids de poule. Ses plaques de goudron fondu. Et là-dessus, l’air de vieux rossignols roulants, une quinzaine de jeunes gens qui n’en finissent plus de fêter leur titre de champion de France de promotion honneur. Jusque ici tout est en ordre…

    ( celui-ci est pour Benoit Pech...)