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Lubies - Page 196

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    « Mardi. Le froid est âpre et je suis transie. Mon cœur déborde pourtant d’une joie toute neuve. Envie de célébrer cette journée qui s’avance comme s’il s’agissait déjà d’un événement  important dans ma vie. »

    Il suffit de peu de choses.  Toi, ma fille, il t’aura suffit d’une pièce de théâtre. Un truc simple, au fond, le théâtre.  Un truc simple qui s’adresse à des cœurs simples. Tu parles. Je te réponds. Il suffit de peu de chose. La rumeur de la pluie sur un trottoir où vous n’aviez jamais marché comme ça, auparavant. Le cri d’une femme ou celui d’un enfant. Le cri des faibles, peu importe qui, de quelqu’un qui sait, avant même de naître,  ce que souffrir en silence signifie. Un cri à peine audible. Tellement que les autres ne l’entendent jamais ou presque.  Prêter tant soit peu  l’oreille à des cris semblables, de toute manière, vous n’y pensez pas.  Il  n’en est pas question. Ne soyez pas sotte, voyons, mademoiselle. Et puisque vous ne semblez plus pouvoir tenir en place, alors partez ! De grâce, maintenant, partez ! Et cessez donc de fixer ce hangar !  Tout ce que ça vous rappelle, ce sont vos jeux d’enfants, vos cachettes de jeunes gens avides mais encore timides rien qu’à l’idée de s’étendre sur l’herbe des nuits en charmant l’ombre et les fleurs de ruines.  Partez !  Ici, nous haïssons votre satanée jeunesse. Bonne qu’à ça : jouer aux petites mortes en secret en fermant les yeux au vent de la nostalgie. Propre à rien d’autre à part trôner au royaume des affects. Partez ! Ici, on vous maudit. Comme on maudit ce hangar-votre cher hangar, qui, de toute façon, est promis à une démolition prochaine. Pas trop tôt. Il était temps. Ici, mademoiselle, nous voulons oublier. Tout oublier.  Oublier qu’il n’y a pas si longtemps, peut-être l’ignorez-vous, oui vous l’ignorez sans doute, trop occupée à entretenir le feu de votre belle et si importante jeunesse,  oui, oublier que ce maudit hangar a été le théâtre, oui le théâtre, justement, des pires horreurs, des pires tortures, des pires trafics et des pires exactions. Oh mais allez-y ! Fixez-le bien, mademoiselle. Bientôt il ne se dressera plus entre nous et notre culpabilité. Oui. Bientôt…

    (Photo Frédérick Jeantet)

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    « Samedi. La nuit. J’écris ces lignes comme on lance des chats. Sans savoir s’ils retomberont un jour sur leurs pattes. »

    Avec le temps on espère un peu de sagesse.  Je n’ai pas compris ou c’est tout comme,  je n’ai rien senti ou presque, lorsque tout ça, ce flux bifide, ce fluide bizarre,  loin de moi s’écoulait. C’est passé trop vite et puis j’étais tellement pressée de me courir après. Mais, maintenant, au moins je sais. Je sais au moins pour l’ombre sur certains trottoirs. Pour les façades grises où la lézarde vient quand elle veut.  Je sais au moins que la lézarde laisse passer l’ombre entre les bêtes. Toutes les bêtes.  Les vivantes. Les bientôt  mortes.  Je sais comment elle fait ça. Je sais pourquoi elle le fait.  Je sais aussi qu’elle sait. Qu’elle sait ménager l’intervalle pour que les murs sales, souillés d’anthracite et de suie, ces murs au pied de quoi les gueux rallongent leur journée pour eux toujours trop brève en pissant au long cours, pour que ces murs et leur odeur de voûte, de cave, d’urine et de bois pourri, succèdent  aux porches cossus, aux immeubles pur sang, pur sucre, pure souche et Saint Fiacre. Je sais au moins pourquoi ces rues  serpentent  en pure perte, jusqu'au sommet du désespoir.  Comment  elles sont devenues bâtardes,  comme on le dit des chiens,  et comme on évoque ces filles perdues, ces chipies de poche pour moitié innocentes et à demi  vampires, dont les petits pieds délicats reviennent marteler le monde sitôt qu’il fasse faim et pour peu qu’elles aient soif.  Soif de sang tourné. D’un sang trop épais. Lourd de rancunes. D’un sang aigri. Acide comme un vinaigre. Je sais au moins pourquoi ces filles ont appris par endroit à se glisser dans de plus amples façons de tragédienne. Je sais,  je le sais de source sure puisque moi aussi j’ai bu à même leurs gorges claires un peu de ce sang-là,  je sais que la vie est pleine de lycée technique de garçons où quelques philosophes de cours privé vous enseignent beaucoup de choses totalement inutiles.  Je sais au moins comment elles s’y prennent, ces filles, pour faire croire aux plus désespérés, qu’il n’y a qu’un coup de langue-une main aux fesses, des bas fonds de l’Alfama jusqu’à la reconnaissance mondiale. Avec le temps on espère un peu de sagesse. Je sais, c’est déjà ça, qu’une solitude plus une autre solitude, ça débouche presque toujours sur la somme de rien. Sauf si, dans un élan de soudaine inspiration, l’une des deux se décide enfin à tomber le masque. Ensuite seulement on commencerait à se parler.

     

    (Photo Frédérick Jeantet)

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    Rassurez-vous, cette fois, je ne vais pas vous faire le coup du poème sale au réveil. Bien avant cette vie qui nous occupe où le temps est un chat dont les pattes s’avancent, reculent, un chat qui fait le dos rond et sous la main, crainte épuisée, finalement ronronne. Bien avant que nos nuits épousent la solitude, l’amour, la vie, la mort et d’autres banalités de cet ordre, un jour alors tu m'as dit :" ce sont toujours ceux dont on ne parle pas qui survivent dans les épopées." Rassurez-vous, cette fois, il ne saurait être question d'une de ces nuits avec un gout sucré de pomme sauvage.  Encore une de ces nuits où on passe son temps à vouloir qu'on vous aime. A regarder par la fenêtre avec une envie soudaine de train de marchandises. Une envie de chansons rapides  qui habitaient, à l'époque, dans des pays de plaine. Des pays où le temps était prêt à saigner au milieu d'autres gamins aussi gouapes et morveux que lui. Le temps, vous savez, à cet âge,  c’est ce tambour qu’on frappe jusqu’à ce que nos mains sentent le caoutchouc brûlé, qu'on frappe comme un perdu pour couvrir les rumeurs de la mort alentour. Rassurez-vous, cette fois, peut-être que tout était dit. Peut-être que tout était là. Mais on n'a pas su quoi regarder. Qui écouter. Un jour, pourtant, tu m'as dit qu'il suffisait parfois d'arriver sain et sauf jusqu'au mardi pour que la semaine passe plus vite... 

     

    (Photo Frédérick Jeantet)