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Lubies - Page 194

  • La terrasse

    « Je sais que tu as pris plaisir à ton voyage. Du moins je l’espère.  Souvent les choses se passent comme ça quand  sur un coup de tête on décide de partir juste pour l’aventure et les sensations.  Je me demande dans quelles mains  ces pages finiront par tomber. Au fond, peu importe. Je vais continuer à raconter cette histoire. »

    Avons-nous engagé la conversation en terrasse de ce café qui assurait un service continu ? Y était-elle déjà pour quelque chose si je me suis mis en colère après ce type et son gros cigare. Toujours est-il que je me revois encore lui dire: « Enfin. Ne lui faites pas respirer votre fumée. » Il me semble qu’elle aussi sortait de l’hôpital.  Moi je venais de passer mon après-midi aux urgences. C’était à la suite d’une nouvelle crise d’angoisse. Quelle heure pouvait-il être ? 22h ? Plus tard qui sait ?

    Pourtant dans mon souvenir, ce n’est pas vraiment la nuit. Ou alors une nuit qui achèverait de se vider les poches. Ce n’est pas vraiment le jour, non plus. Ou bien c’est le jour quand il s’est lancé comme un perdu dans la mauvaise direction. Non. Dans mon souvenir, voilà, c’est l’aube.  Oui. L’aube. Lorsque la vie s’annonce à la lisière de l’horizon.  Et qu’après avoir connu la mort dans les nuages, l’horizon s’est retrouvé derrière la mer, éparpillé pire qu’une poignée de seigle.

    D’ailleurs n’était-ce pas plutôt sur la lande, la première fois que nous nous sommes parlés? Mais oui. Je la revois qui marche sous le vent. Et sa façon de tourner le dos à la mer. Elle était sortie  de la brume. En lambeaux. Tel un fantôme. Jusqu’ici j’avais vécu une existence morne et ennuyeuse et ce que j’avais pu faire d’intéressant, je ne voulais pas en parler. Et il aura fallu que cette fille se soulève un peu de terre comme une brume, juste avant le silence des landes quand les chasseurs sont dessus. Il aura suffit que je tombe sur cette fille comme on croise la route d’une balle perdue. Oui. Voilà.  C’était sur la lande.

    Quand ça n’allait pas, quand ça cafouillait un peu à la direction,  peut-être qu’elle allait, elle-aussi, marcher sans but sur la lande. Qu’elle y allait à l’heure où l’aurore porte son joli voile de brume. Cette heure où il est encore possible de tourner le dos à la mer.

     

    (extrait de Fade To grey. Collaboration avec la plasticienne Catherine Arbassette.)

  • Les dernières impatiences

    « Dimanche.  Un dimanche où c’est soudain devenu plus facile de venir à bout des opinions. »

    Déclic ? Révélation ? Quoi d’autre ? Je ne connais pas le nom exact que l’on donne à ça, mais j’aime.  J’aime surtout l’effet immédiat– la chose inédite-le sentiment nouveau, tout ça qui se cache juste derrière le nom,  tout ça, ces trois trucs, couplet-contrepoint-refrain, ces trois trucs qui tour à tour se reniflent, s’associent puis finalement se repoussent, ce déclic-cette révélation- cet on ne sait quoi, tapis dans son trou de bête, ou alors en arrêt-les muscles figés nets, comme un chien au pied de la lettre, et quelque fois, aussi,  embusqué à l’abri de la dernière syllabe,  tout ça attendant  que le gros de la troupe à vue d’œil s’amenuise et tant pis les heures que ça prendra, tant pis le temps que ça va mettre. Tant pis. Tant pis.  Le sens, depuis qu’avec le jour qui baisse des mains obscures poussent  leurs drôles de pierres afin de fortifier les derniers bastions de la nuit, le sens, par-dessus tout, ça sait attendre. C’est un animal craintif, le sens. C’est cet animal qui a coutume de sortir de l’ombre une fois dissipées une par une les dernières impatiences...

     

    (Photo Frédérick Jeantet)

  • Une peau comme la tienne

    « Tu sais, les hommes frappent les portes à s’en briser les poings et c’est juste histoire de vous prouver qu’ils souffrent, qu’ils ont des scrupules.  A présent je me moque un peu de tout ça. Rien que des poses. Du bruit. Du vent. A présent, tu sais, j’ai le visage bouffi et la peau blanche d’un vieux  barman de nuit. Comme je regrette de ne pas t’avoir suivie.  Pourquoi ne l'ai-je pas fait? Oh...j'ai toujours eu du mal à prendre les choses en mains. Et puis je n'ai pas une peau comme la tienne. Capable de tout garder à l'intérieur... »

     

    (Photo Frédérick Jeantet)