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  • Poème tout seul

    Le destin n’est qu’une ligne tracée

    Dans le premier regard

    Et parfois  dans ce regard  la nuit s’attarde

    Alors la nuit est tiède et elle sent le feuillage

    Alors la nuit a l’air fragile il fait froid et ses os

    Font  un poids léger sur la neige

    Alors le vent se lève depuis l’est vers la mer

    Le vent secoue les torches

    Le vent n’en finit pas d’accompagner les feuilles

    Il claque dans les voiles comme un reproche

    Pèse le pour pèse le contre

    Et surtout il prend soin de mettre la colère

    Et la haine dans la balance

    Oui mais toi

    Tu as peur

    Tandis qu’un cirque passe

    Paresseux il s’écoule dans le fil de brume

    Et l’eau sombre de la nuit

    Oui mais toi tu dirais une péniche

    Repartie pour nulle part

     S’échouer en cale sèche

    Oui mais toi tu sais que

    C’est mal de regarder le monde

    Derrière les vitres de l’abribus

    Oui mais toi

    Tu voudrais  tant tu as envie

    De t’échapper d’ici en profitant  du vent  

    A la faveur du cirque

    Oui mais toi 

    On t’a bien dit que

    Qui couche avec des chiens risque d’attraper des puces

    Et puis il y a cette fille et à son bras un oiseau s’impatiente

    Mi colombe mi charognard

    Et tu sais que cet oiseau-cette fille

    Reviendront un soir

    Cogner du bout de l’aile

    Et qu’après ça toi aussi tu voleras à leur suite

     Puisque c’est la nuit parait-il qu’il faut croire

    Croire à la lumière

    Croire à l’oiseau bleu

    Y croire au moins jusqu’à l’autoroute.

     

    (Photo Frédérick Jeantet)

  • ...

    « Mardi. Le froid est âpre et je suis transie. Mon cœur déborde pourtant d’une joie toute neuve. Envie de célébrer cette journée qui s’avance comme s’il s’agissait déjà d’un événement  important dans ma vie. »

    Il suffit de peu de choses.  Toi, ma fille, il t’aura suffit d’une pièce de théâtre. Un truc simple, au fond, le théâtre.  Un truc simple qui s’adresse à des cœurs simples. Tu parles. Je te réponds. Il suffit de peu de chose. La rumeur de la pluie sur un trottoir où vous n’aviez jamais marché comme ça, auparavant. Le cri d’une femme ou celui d’un enfant. Le cri des faibles, peu importe qui, de quelqu’un qui sait, avant même de naître,  ce que souffrir en silence signifie. Un cri à peine audible. Tellement que les autres ne l’entendent jamais ou presque.  Prêter tant soit peu  l’oreille à des cris semblables, de toute manière, vous n’y pensez pas.  Il  n’en est pas question. Ne soyez pas sotte, voyons, mademoiselle. Et puisque vous ne semblez plus pouvoir tenir en place, alors partez ! De grâce, maintenant, partez ! Et cessez donc de fixer ce hangar !  Tout ce que ça vous rappelle, ce sont vos jeux d’enfants, vos cachettes de jeunes gens avides mais encore timides rien qu’à l’idée de s’étendre sur l’herbe des nuits en charmant l’ombre et les fleurs de ruines.  Partez !  Ici, nous haïssons votre satanée jeunesse. Bonne qu’à ça : jouer aux petites mortes en secret en fermant les yeux au vent de la nostalgie. Propre à rien d’autre à part trôner au royaume des affects. Partez ! Ici, on vous maudit. Comme on maudit ce hangar-votre cher hangar, qui, de toute façon, est promis à une démolition prochaine. Pas trop tôt. Il était temps. Ici, mademoiselle, nous voulons oublier. Tout oublier.  Oublier qu’il n’y a pas si longtemps, peut-être l’ignorez-vous, oui vous l’ignorez sans doute, trop occupée à entretenir le feu de votre belle et si importante jeunesse,  oui, oublier que ce maudit hangar a été le théâtre, oui le théâtre, justement, des pires horreurs, des pires tortures, des pires trafics et des pires exactions. Oh mais allez-y ! Fixez-le bien, mademoiselle. Bientôt il ne se dressera plus entre nous et notre culpabilité. Oui. Bientôt…

    (Photo Frédérick Jeantet)

  • ...

    « Samedi. La nuit. J’écris ces lignes comme on lance des chats. Sans savoir s’ils retomberont un jour sur leurs pattes. »

    Avec le temps on espère un peu de sagesse.  Je n’ai pas compris ou c’est tout comme,  je n’ai rien senti ou presque, lorsque tout ça, ce flux bifide, ce fluide bizarre,  loin de moi s’écoulait. C’est passé trop vite et puis j’étais tellement pressée de me courir après. Mais, maintenant, au moins je sais. Je sais au moins pour l’ombre sur certains trottoirs. Pour les façades grises où la lézarde vient quand elle veut.  Je sais au moins que la lézarde laisse passer l’ombre entre les bêtes. Toutes les bêtes.  Les vivantes. Les bientôt  mortes.  Je sais comment elle fait ça. Je sais pourquoi elle le fait.  Je sais aussi qu’elle sait. Qu’elle sait ménager l’intervalle pour que les murs sales, souillés d’anthracite et de suie, ces murs au pied de quoi les gueux rallongent leur journée pour eux toujours trop brève en pissant au long cours, pour que ces murs et leur odeur de voûte, de cave, d’urine et de bois pourri, succèdent  aux porches cossus, aux immeubles pur sang, pur sucre, pure souche et Saint Fiacre. Je sais au moins pourquoi ces rues  serpentent  en pure perte, jusqu'au sommet du désespoir.  Comment  elles sont devenues bâtardes,  comme on le dit des chiens,  et comme on évoque ces filles perdues, ces chipies de poche pour moitié innocentes et à demi  vampires, dont les petits pieds délicats reviennent marteler le monde sitôt qu’il fasse faim et pour peu qu’elles aient soif.  Soif de sang tourné. D’un sang trop épais. Lourd de rancunes. D’un sang aigri. Acide comme un vinaigre. Je sais au moins pourquoi ces filles ont appris par endroit à se glisser dans de plus amples façons de tragédienne. Je sais,  je le sais de source sure puisque moi aussi j’ai bu à même leurs gorges claires un peu de ce sang-là,  je sais que la vie est pleine de lycée technique de garçons où quelques philosophes de cours privé vous enseignent beaucoup de choses totalement inutiles.  Je sais au moins comment elles s’y prennent, ces filles, pour faire croire aux plus désespérés, qu’il n’y a qu’un coup de langue-une main aux fesses, des bas fonds de l’Alfama jusqu’à la reconnaissance mondiale. Avec le temps on espère un peu de sagesse. Je sais, c’est déjà ça, qu’une solitude plus une autre solitude, ça débouche presque toujours sur la somme de rien. Sauf si, dans un élan de soudaine inspiration, l’une des deux se décide enfin à tomber le masque. Ensuite seulement on commencerait à se parler.

     

    (Photo Frédérick Jeantet)