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« Samedi. La nuit. J’écris ces lignes comme on lance des chats. Sans savoir s’ils retomberont un jour sur leurs pattes. »

Avec le temps on espère un peu de sagesse.  Je n’ai pas compris ou c’est tout comme,  je n’ai rien senti ou presque, lorsque tout ça, ce flux bifide, ce fluide bizarre,  loin de moi s’écoulait. C’est passé trop vite et puis j’étais tellement pressée de me courir après. Mais, maintenant, au moins je sais. Je sais au moins pour l’ombre sur certains trottoirs. Pour les façades grises où la lézarde vient quand elle veut.  Je sais au moins que la lézarde laisse passer l’ombre entre les bêtes. Toutes les bêtes.  Les vivantes. Les bientôt  mortes.  Je sais comment elle fait ça. Je sais pourquoi elle le fait.  Je sais aussi qu’elle sait. Qu’elle sait ménager l’intervalle pour que les murs sales, souillés d’anthracite et de suie, ces murs au pied de quoi les gueux rallongent leur journée pour eux toujours trop brève en pissant au long cours, pour que ces murs et leur odeur de voûte, de cave, d’urine et de bois pourri, succèdent  aux porches cossus, aux immeubles pur sang, pur sucre, pure souche et Saint Fiacre. Je sais au moins pourquoi ces rues  serpentent  en pure perte, jusqu'au sommet du désespoir.  Comment  elles sont devenues bâtardes,  comme on le dit des chiens,  et comme on évoque ces filles perdues, ces chipies de poche pour moitié innocentes et à demi  vampires, dont les petits pieds délicats reviennent marteler le monde sitôt qu’il fasse faim et pour peu qu’elles aient soif.  Soif de sang tourné. D’un sang trop épais. Lourd de rancunes. D’un sang aigri. Acide comme un vinaigre. Je sais au moins pourquoi ces filles ont appris par endroit à se glisser dans de plus amples façons de tragédienne. Je sais,  je le sais de source sure puisque moi aussi j’ai bu à même leurs gorges claires un peu de ce sang-là,  je sais que la vie est pleine de lycée technique de garçons où quelques philosophes de cours privé vous enseignent beaucoup de choses totalement inutiles.  Je sais au moins comment elles s’y prennent, ces filles, pour faire croire aux plus désespérés, qu’il n’y a qu’un coup de langue-une main aux fesses, des bas fonds de l’Alfama jusqu’à la reconnaissance mondiale. Avec le temps on espère un peu de sagesse. Je sais, c’est déjà ça, qu’une solitude plus une autre solitude, ça débouche presque toujours sur la somme de rien. Sauf si, dans un élan de soudaine inspiration, l’une des deux se décide enfin à tomber le masque. Ensuite seulement on commencerait à se parler.

 

(Photo Frédérick Jeantet)

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