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  • Les larmes du diable...

    C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…

    Nous sommes arrivés au village dans l’après-midi. Une longue route. Près de 900 km avalés d’une traite. Tu tenais absolument à conduire, alors tu as conduit. Un peu trop vite, d’ailleurs, mais j’ai évité de t’en faire la remarque. Et puis nous avions décidé de prendre des chemins de traverse. De fuir la foule, les cohues estivales. C’était mon idée et tu as deviné à ma façon de vouloir étirer les choses que ce retour au village me coûtait un peu, me gênait. Oui que tout ça me pesait, d’une certaine manière. Il y a toujours une forme de régression à revenir sur les lieux de votre jeunesse. Les lieux demeurent inchangés mais sous les apparences, comme un courant étrange qui trouble l’onde.

    Dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. En mieux? En pire? Personne n’arrive jamais à se décider. Et c’est vrai qu’ici rien n’avait changé. Même place éclaboussée par la lumière d’août. Mêmes tilleuls et leurs façons plantureuses, dressés dans l’attente d’une hypothétique relève de la garde. Et à l’ombre du feuillage, les mêmes lourdeurs des joueurs de boules, encore plus lourds, plus lents, peut-être, que dans mon souvenir. Seul le bruit de l’abreuvoir manquait à l’appel- et dessous le caniveau en pierre. Cette mousse verdâtre qui recouvrait la margelle et nous qui en glissions parfois à force de scruter le fond, de remuer la vase à l’aide de nos petites branches de frêne, en quête de têtards ou de cette fameuse salamandre rouge qui, bien sur et pas plus que le dahu, n’a jamais existé- oui, quand nous sommes arrivés, j’ai remarqué un parking à la place de l’abreuvoir à vaches où certains veaux avaient peur de boire, ça me revient, à cause du bruit de la fontaine…

    Il fait nuit. Une belle nuit d’été. Une nuit pure, presque fraîche et dans le ciel constellé d’étoiles, il y a comme un souvenir qui flambe. Ma mère qui feuilletait le bulletin local sur la terrasse, «quatre pages et rien dedans!», rentre une minute et ses espadrilles fatiguées font un joli bruit de serpillière sur le sol, comme le reste toujours impeccable. Possible qu’elle ait encore- et pour la énième fois de la semaine- tout lavé à grand eau en apprenant notre venue. «Ton père dit toujours que je suis maniaque. Mais si je l’écoutais, la maison serait un vrai taudis. Et dieu sait ce qu’il me rapporte comme saletés! Lui et sa ferme, comme s’il pouvait pas prendre sa retraite, à son âge. Trois ou quatre poules, ça suffirait bien et on pourrait faire un beau voyage, de 5temps en temps. Mais non, il lui faut ses vaches. Alors, adieu panier.» Papa va sur ses soixante-dix ans. Maman n’est pas prête de partir en voyage…

    Une autre nuit d’été, à présent je m’en souviens, nous nous étions baignés dans cet abreuvoir. Mais il s’agissait d’une nuit bleue. Une de ces nuits glacées, une nuit bienvenue quand les ardeurs de l’adolescence ne demandent qu’à être tempérées sur le pouce, comme ça, sur les coups de trois heures du matin. Une nuit un peu folle au cours de laquelle la petite bande de copains que nous formions alors avait mûri le projet, lui aussi un peu fou, mais quelque peu bancal, carrément pourri à la base, de mener une expédition que nous voulions punitive- et voilà un bien grand mot dans la bouche morveuse d’une poignée de gamins avec pour seule ligne d’horizon la croupe bossue des vaches et dont les exploits se limitaient jusqu’ici à quelques paquets de Caporal chipés à la sauvette dans la besace du garde- champêtre et encore fallait-il que le bougre s’endorme contre une souche après le coup de vin cuit de trop, comme cela lui arrivait parfois, certains dimanches, au retour de chez quelque veuve isolée des métairies voisines- projet mûri dans l’amertume- il fallait voir nos visages dévastés, tordus par un stupide désir de vengeance et nos petites tendresses déçues battant nos paupières toutes rétrécies de haine à mesure que le courage nous venait maintenant que les bouteilles de mousseux, escamotées en douce par le fils de l’épicier, circulaient de bouche en bouche- oui, projet de nous venger et pas qu’un peu de l’équipe qui venait de nous battre- à plate couture. Par plus de six essais d’écart, imaginez!- en finale du grand tournoi réunissant, chaque année à l’occasion du quinze août, rien moins que toutes les équipes cadets de la région. Un tournoi auquel nous venions de participer pour la première fois…

    Maman parait nerveuse. Ses rhumatismes la tourmenteraient-elle plus que d’habitude? Oui, sans doute. «Tu n’aurais pas vu mon châle, par hasard?» lâche-t-elle, sur un ton presque autoritaire, avant de se raviser, de se remettre à parler à voix basse. Je lui fais un petit signe de la main. Lui indique le canapé où tu viens de t’assoupir et c’est là, près du feu. « Oh la pauvre. Elle doit être exténuée après tous ces kilomètres. Ne la dérange pas. » Papa est monté depuis un bon moment déjà. «J’attends que le sommeil vienne pour de bon, tu sais, avant de le rejoindre. Ton père ronfle et c’est pas de pour rire, hein. Cet hiver, et bien sa tête a atterri sur la mangeoire, la fois où il a dégringolé par une trappe du pallier. Y s’est pas loupé. Le nez en a pris un coup…Déjà que. Mais va lui faire entendre qu’il doit se faire voir! Pff…J’espère au moins qu’avec le bruit de l’orchestre, il va quand même arriver à s’endormir. Et toi, à la fête, tu n’y vas pas…juste faire un tour…»

    Depuis deux ans, nous avions coutume d’assister à ce tournoi dans les tribunes, convaincus cependant qu’on aurait eu toutes les chances d’y briller, si et seulement si. Oui mais voilà, même par ici, août dépeuplait tout, amputant à chaque fois notre équipe d’au moins deux ou trois éléments. Un tel en vacances à la mer, tel autre parti aider un oncle pour les moissons. Jamais les mêmes qui manquaient mais il en manquait toujours un ou deux. Et chaque année, la déception de ne pouvoir y prendre part nous accablait. Quand vous êtes jeune, que vous jouez au rugby, je ne sais pas, mais il me semble que vous ne pouvez aimer que ce qui se gagne- ou ce qui se perd, mais ça c’est au prix d’un sacré cheminement intérieur que seuls certains d’entre nous allaient entreprendre, beaucoup plus tard.- en jouant. Toujours, tapi comme une bête, il y a en chacun de vous ce besoin, inconscient mais tenace, de se confronter à l’autre, de mesurer ses forces à l’aune d’un adversaire qu’on estime enfin à sa taille, ou même infiniment- largement supérieur et tout est là, des mots féroces, des mots au goût de sang pour un peu vous couleraient de la bouche, le cœur n’a plus qu’une seule idée en tête: s’ouvrir au tout venant, à ce qui va bientôt vous écorcher le cuir. S’offrir.
    Téter les larmes du diable. Alors, réduits par la force des choses à ne faire que ça: regarder les autres courir, sauter, plaquer, se passer la balle, nous donnaient l’impression de n’être que de vulgaires petits voyeurs- A 14 ans, votre place n’est pas en tribunes, non, ça c’est tout juste bon pour les anciens, vos parents, vos copines...- et on l’avait vraiment mauvaise. Vraiment. Surtout Charles, notre demi de mêlée, le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute, lui…

    Maman est montée se coucher dans une odeur de tisane. Je suis venu m’asseoir près du feu. Tu dors profondément. Je t’observe en tirant quelques lattes sur cette cigarette slim que je viens de prélever en douceur dans ton paquet, celui que tu destines en général aux soirs de fête, lorsqu’il te plait d’en fumer une ou deux en passant, d’un air distrait. «Ca me donne une allure presque mondaine, enfin, moi je trouve.» dis-tu quand les gens t’interrogent, toujours surpris de te voir un clope à la bouche. D’ici je peux sentir ton cœur qui bat, le sentir battre comme si c’était le mien- aussi clairement que si c’était le mien. Enroulée dans ce châle, je me demande si tu es vraiment faite d’os et de peau. Hier, lors d’un de nos innombrables- c’est simple, à force j’ai perdu le compte- petits détours buissonniers, tu m’as appris que cette bière un peu fade que je venais d’avaler d’une traite, oui, que cette bière avait commencé à mousser depuis la mer du Japon et j'ai aussitôt cessé de regarder la terrasse- petite terrasse de centre ville vampirisée par une serveuse qui avait des mots pour à peu près tout. C'était au point que son plateau débordait. En plus du reste regardant son métier, là-dessus des tas de mots qui patientaient, joyeuse troupe de comédiens guettant la consigne, "action!", toujours prêts à l'emploi, toujours bons pour le service. C'était assez beau. Il faisait de plus en plus soif.- oui, j’ai aussitôt cessé de regarder le monde avec cet air écrasant de supériorité que tu me reproches si souvent. Tu sais, cet air-là…

    C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais... J’ai fini par aller faire un tour à la fête. Il était assez tard quand je me suis décidé, à peu près certain de n’y rencontrer personne, aucune tête connue, aucun ami qui puisse me ramener plus de trente ans en arrière. Ca m’allait plutôt bien. Mais dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. Je suis tombé sur Charles, accoudé à l’angle de la buvette. Charles notre demi de mêlée de l’époque, Charles le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute lui, Charles qui au dernier moment nous avait persuadé de faire machine arrière, cette nuit-là… et autour réunis en cercle, presque tous les membres de l’équipe. Et ils étaient tous là, à part bien sur ceux qui manquaient. Même par ici, août dépeuplait tout, un tel parti à la mer en famille, un autre requis par quelque vêlage difficile. Peut-être évoquaient-ils à nouveau- mais comme j’ai préféré fuir, tourner les talons, je n’en sais rien- cette fois- la seule- où nous avions enfin pu prendre part à ce tournoi qui voyait toutes les équipes cadet de la région s’opposer? Cette fois où nous avions été battus en finale- écrasés à plate couture par plus de six essais d’écart- et qu’autour de l’ancien abreuvoir, beaucoup plus tard dans la nuit, alors que les bouteilles de mousseux achevaient de tiédir de main en main, en renardant au fond de nos gorges, nous était venue l’idée un peu folle-et assez sotte aussi- de «mettre le souk» en nous invitant derechef à la petite sauterie- une sorte de troisième mi-temps «soda boules à facettes» disait Charles-que nos vainqueurs improvisaient avec l’assentiment tacite de leurs entraineurs, «Chez nous! Dans notre propre salle des fêtes!»

    Oui, c'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…

  • Au royaume de la rouille...

    Récemment, j’ai lu quelque part- je ne sais plus exactement où. Dans quel livre, moi qui ne lit que la presse sportive, et encore? A moins qu’il ne s’agisse d’une de ces quatrièmes de couverture parcourue à la sauvette au moment des achats de Noël alors que je cherchais un roman pour ma femme qui, elle, s’est remise à la lecture, après une longue période d’hospitalisation. Mais c’est une autre histoire et je ne me sens pas trop d’étaler ses souffrances au grand jour. Je sais bien que «la santé par les plaintes» est un truc assez vogue. Et qu’à l’approche de l’automne de sa vie, on est parfois tenté de s’en remettre au don des larmes qu’on suppose chez son prochain. Et voici déjà que, sans même y prendre garde, cette touche maladroite de vert timide dont on a cru utile de teinter son petit récit tire-larme a fini par prendre la teinte même de la mort. Les yeux implorants, on voudrait rendre son existence plus digne d’intérêt aux yeux d’un monde déjà borné de malheurs en tout genre et que fait-on à part exhiber sa propre fragilité…

    Oui, il me semble que c’est bien à l’occasion des dernières courses de Noël, que j’ai lu, probablement au dos d’un de ces livres dont la couverture avait du me faire de l’œil, cette phrase. Une phrase, et ça je m’en souviens exactement, qui évoquait un rideau de montagnes, et puis, en arrière-plan, les riches teintes de l’hiver se déployant sous le soleil en train de se lever. L’hiver et ce pouvoir qu’il a de repousser les rousseurs de l’automne et toutes les rouilles de nos existences sous le linceul bien commode de l’oubli. Pour un temps seulement. Mais quand même. L’hiver donc. Et un rideau de montagnes. Il n’en fallait pas d’avantage. Oui. Il n’en fallait pas plus pour qu’un souvenir aussitôt me submerge. Un souvenir venu du plus loin de l’enfance…

    Et j’étais reparti au pays de neige. Et je me suis souvenu de cette fois. De cette fois où le chemin du retour vers Belcaire était entièrement recouvert de neige. Alors...Quelques mètres après l'embranchement qui menait au col de Trassoulas, Papa -je revois encore son pantalon de velours à grosse cotes et l’anorak maculé de gasoil-, Papa en toussant m'a fait un clin d'œil et je savais ce que ce clin d'œil voulait dire. "Tu pourrais pas nous changer un peu la musique?" Voilà ce que ce clin d'œil voulait dire. Alors, j'ai avancé mon petit doigt- il se tenait déjà prêt au cas où- au-dessus de la touche stop du magnéto K7, la seule "marquée au fer rouge" disait Papa. Depuis le départ -il faisait encore nuit quand nous avons quitté le village. Juste avant, nous avions déjeuné à la fourchette. Et comme ça, lentement, une bouchée après l'autre. Parce qu'ensuite, il faudrait aller vite, sans quoi les vaches…-, depuis le départ, Cats Stevens miaulait en boucle et ce bon vieux Cats n'était pas exactement réputé pour ses façons de chat sauvage. Voilà...J'étais sur le point d'enclencher une nouvelle cassette - King Crimson. Oui, il me semble que c'était une cassette de King Crimson. Cette cassette-là.- lorsque j'ai entendu un son. C'était un son juste au-dessus de ma tête avec mon petit doigt qui s'avançait juste au-dessus de la touche lecture du magnétophone. Le son lointain d'une tempête de neige s'éloignant dans la bruyère...

     Plus loin, quelques heures plus tard…Les bêtes enfin à l’abri et les bâches tirées à la hâte sur les balles de regain entassées dans le hangar de derrière dont le portail fermait mal, nous roulions cette fois sous une violente tempête de neige et le rideau des montagnes s’estompait peu à peu comme nous amorcions la descente vers la haute-vallée, où les flocons ne tarderaient pas à se changer en grosses gouttes d’une eau sale et lourde, et Papa toussait à ne pas croire, le rhume à venir n’étant plus qu’une question d’heures. Mais au diable ce genre de crainte. Oui. Au diable ce genre de considérations un peu trop pusillanimes. Papa avait son entraînement et puis c’était tout. Papa jouait deuxième ligne. Il approchait de la trentaine et bientôt arriverait l’heure de raccrocher les crampons. De rejoindre «le royaume de la rouille» comme il le répétait de plus en plus souvent avec ce sourire un peu forcé. Je le revois encore- toujours le même anorak un peu pourri et, cette fois, son flottant blanc et ses grosses chaussettes rayées de rouge et de bleu qui venaient mourir juste au-dessus des mollets-, je le revois me faire un autre de ces clins d’œil qui voulait dire: «Tu pourrais pas nous changer un peu la musique?» Alors, comme à chaque fois que nous laissions derrière nous le pays de neige et le rideau des montagnes, oui, comme à chaque fois que nous roulions vers le stade de la haute-vallée, à l’instant d’avancer mon petit doigt vers une nouvelle KZ, je savais quelle genre de musique choisir. Du rock épais et solide. Du rock largement saturé de guitares épiques.Hendrix presque à coup sur. Les Who, aussi. Parce que, bien sur, ce qui l’attendait sur le terrain…Mais c’est une toute autre histoire.

     

  • Un plan séquence assez émouvant...

     

    A cause de sa veulerie ou de sa paresse, on ne sait pas, ce vendredi soir semble assez bien parti pour manquer de cacahuètes. Peu importe, Rodolphe vient tout juste de rentrer chez lui. Trois heures coincé dans les bouchons, il a bien cru qu’il allait louper le coup d’envoi. Il jette sa veste sur le canapé du salon, pose son sac au pied du fauteuil club sur lequel «oh mais putain c’est pas possible!» le chat a encore pissé, et le temps de remettre la main sur cette fichue télécommande- comment a-t-elle pu atterrir dans le bac à légumes du frigo? Ca…- voilà, il s’installe sur le dernier tabouret de bar que ses enfants- tout récemment il en a obtenu la garde une semaine sur deux, et il peine à trouver ses marques. Sa mère estime qu’il se laisse mener par le bout du nez. La femme qui partage désormais sa vie, de façon assez intermittente- il ne l’aime pas et elle n’est pas dupe, ou alors les jours impairs, comme il a coutume de le dire à ses amis après la troisième bière, celle après quoi tout bascule, c’est une règle non écrite mais qui se vérifie souvent, oui toutes ces fois ils y arriveraient presque, enfin, quand elle le supporte du bout des ongles alors qu’il s’emporte devant un match (quand il regarde un match, Rodolphe ne pense qu’à son match. Rien ne saurait l’en distraire), qu’il ne se vexe pas parce qu’elle est tantôt trop fatiguée pour être aimable, tantôt trop bavarde pour qu’ils profitent vraiment de la soirée, qu’elle ne lui assène pas un «tu m’écrases» juste après l’amour, qu’il prend mal, bien sur, comme le sale petit macho qu’il a, dans le fond, toujours été. Mais la vie est une chienne qu’il faut bien tenir en laisse. Et voilà, ni plus ni moins, deux êtres qui cohabitent, quelques soirées à la sauvette, pour ne pas rester seuls, leur sexualité un peu triste en guise de tendresse et, saupoudrés par-dessus, des tonnes de statuts Facebook, de tweets où ils collent leur existences «compliquées» à la vitre du grand confessionnal.- oui, la femme qui partage désormais sa vie en a vraiment marre de retrouver «ses affaires» sans dessus-dessous «ça peut plus continuer comme ça. Mince à la fin, je suis pas leur boniche!»- alors Rodolphe prend place sur le dernier tabouret de bar que le talent créatif de ses chers petits diables a épargné, jusqu’à la prochaine fois…
    L’écran s’anime. Sous sa fenêtre qu’il a encore oublié de refermer en partant- ce matin il est parti trop vite, comme d’habitude carrément en retard et la pluie a fait déborder la tasse qui sert de cendrier- d’énormes taches ombrent le vert pistache de cette affreuse moquette qu’il s’était pourtant promis de remplacer, dès que, par un parquet flottant. Les commentaires et les mini reportages d’avant-match s’enchaînent. Il fait moite. Rodolphe a presque envie d’enfiler un bermuda. Trois heures dans les embouteillages et la clim en panne. Au moment où il se lève avec des souplesses de char, son portable vibre, deux courtes vibrations successives, à quelques secondes d’intervalle, depuis la poche de sa veste. De guerre lasse, il se rassoit, avance sa main, tâtonne, finit par dégager le téléphone. Avise les deux sms. Le premier est d’un laconisme à toute épreuve, sec, sans appel « pense à signer le mot pour la sortie de ta fille. Et tache d’être à l’heure, lundi matin, la réunion avec le CPE». Son ex dont il était tombé fou amoureux un soir de féria, quelque part dans ce sud où il faisait une chaleur autrement plus suffocante mais avec, par ci, par là, cette brise océane qui vous faisait croire que oui, un coup de foudre restait toujours possible et même après avoir vomi dans une fontaine. Son ex qu’au bout de quinze ans de mariage, il avait pris l’habitude d’appeler « la taupe». Et puis, après leur séparation, le lien défait pour de bon et les échanges s’étant quelque peu adoucis, « la mère de ses enfants.»
    L’autre est un texto de sa compagne qui l’invite à le rejoindre à sa soirée boulot, «dont je t’avais parlé, tu sais, avant-hier, avant que tu m’agaces», encore une soirée «love boat et management Bisounours», se dit-il, et sur une péniche qui plus est, le genre de truc à fuir coûte que coûte, bourré de blancs becs et de superlatifs en cols blancs, de jeunes nanas hyper hype et de quinquados à la gomme. «Passe après ton match s’il te reste un peu de place pour moi.» Il répondra, tu penses. Un mot style «je t’aime» ou un demi mensonge à la ringardise assumée. Mais plus tard. Oui, après. Avec un peu de chance, la croisière aura depuis longtemps largué les amarres, partie écrire des slogans d’amour fou entre collègues, comme on rédige les chroniques nuptiales d’un champ de coquelicot en tirant des bords sur le fleuve.

    Rodolphe préfère se concentrer sur les plans de coupe où défilent quelques supporters aux visages peinturlurés aux couleurs de leurs clubs respectifs. Ici, des hommes Janus, une joue en noir, l’autre en rouge. Certains battent le rappel des temps glorieux à grands coups de grosse caisse. Inconsciemment, il s’agit de conjurer ce coquin de sort – Rodolphe, un début de sourire aux lèvres, se souvient de cet entraîneur complètement désemparé à une demi heure du coup d’envoi et qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’envoyer son épouse récupérer, à plus de cinquante kilomètres du stade où la rencontre allait se jouer, sa patte de loup porte-bonheur. «Sais-tu que les loups sont sourds quand ils viennent au monde?» répétait-il, le regard perdu, chaque soir de défaite et leur équipe perdait beaucoup, à l’époque- oui d’invoquer une dernière fois la chance ou pour les plus nostalgiques, pourquoi pas et tant qu’à y être, les mânes des grands anciens. Ou de faire, tout simplement, le plus de bruit possible pourvu qu’il vienne à couvrir les battements de leurs pauvres cœurs qui n’en peuvent plus d’attendre, de guetter quelque signe avant coureur de la grâce, comme le reste toujours possible dès qu’il suffit d’attendre, qu’il n’y a d’ailleurs plus que ça, l’attente.
    D’autres laissent flotter négligemment leurs écharpes ciel et blanc. La plupart assistent à leur première finale et leur joie est palpable, qu’ils tentent bien de dissimuler derrière ces verres en plastique où l’or tiède mousse à qui mieux mieux, et ça trinque sans chichi avec ceux d’en face dont les fanfaronnades de pure circonstance ne trompent pas grand monde, et surtout pas eux qui savent bien, par la farce de ces choses, qu’il faut savourer chaque minute, la moindre de ces secondes, inestimables, où pour une fois- et dieu sait qu’elles se font rares- personne, aucun petit chef à la noix, aucun médecin tatillon, aucune injonction sociale, ne viendront vous accuser d’avoir fait une espèce de diversion à la vie par quelque tactique déloyale. Oui. Là, au moins, personne pour vous reprocher d’être heureux…

    Mal assis sur son tabouret, Rodolphe les envie presque. Ce début de soirée souffre en silence. Il y a comme un début de malaise qui lui durcit les traits, une gène qui lui creuse les joues, un voile de tristesse qui lui brouille le visage pire qu’une brume prête à l’avaler pour de bon, à dissiper jusqu’au souvenir même de son existence et si on s’avançait pour l’observer d’un peu plus près, ça nous sauterait aux yeux. Mais, bien sur, nous n’en ferons rien. Ca fait bien longtemps que l’ancienne prophétie s’est vérifiée. A présent que le monde se divise bel et bien en deux catégories: une poignée d’exhibitionnistes presque contraints de l’être et une foule de voyeurs qui en réclame toujours d’avantage. Oui. Inutile d’en rajouter.

    La chaîne propose un trombinoscope par quoi s’énonce, comme le veut désormais l’usage, la composition des équipes. Bien qu’on s’attache à les filmer en plan américain, soit à hauteur d’hommes, oui, en quelque sorte, ces visages à force d’application faussement potache, l’air de réciter un peu toujours les mêmes mimiques, finiraient par nous lasser, mais le réalisateur connaît les ficelles et il passe assez vite à autre chose. Le sport peut s’avérer une véritable aubaine pour qui sait mettre en scène tous ses temps forts- ses temps faibles, les orchestrer comme une symphonie de gestes, d’attitudes, le découper en plans- une idée par plan, lui serinaient ses profs à l’école du cinéma. Mais que tout ça lui semble lointain, tandis que comme beaucoup d’autres ça fait bien longtemps qu’il s’est rabattu sur un de ces «boulots nécessaires.» Bien longtemps. «Le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre chéri…», lui répétait la future mère de ses enfants, déjà en voie de taupisme avancé, et dire que c’était au début de leur grand passion «…ta caméra aura des pieds»- le découper en plans plutôt qu’en images vides de sens et alors il arrive que sous l’habit de l’astuce télévisuelle, une magie opère, digne du meilleur cinéma vérité. Mais oui, le réalisateur décide de passer à autre chose et voilà qu’il s’attarde à nouveau sur la foule. Il a compris que ce qui est en jeu, lors d’un match aussi particulier, lors d’une finale, se joue aussi et surtout hors champs…

    Rodolphe n’en perd pas une miette. A un moment, il s’est dit pourquoi pas une bière. A un moment, au tout début. Et puis il a hésité. Hier soir, l’apéritif entre collègues s’est étiré bien au delà des limites raisonnables. Chacun traînait un air maussade, agitant son verre comme un mauvais pressentiment. Et puis la veille, cette dispute- beaucoup de vaisselle cassée. Quelques portes qui claquent. Visages de l’amour et de la haine vus et revus dans tous ces films qui trichent, où le bonheur n’apprend jamais à vivre- que sa compagne évoquait dans son sms. D’ailleurs, au pied du canapé gorgé de pisse, un verre traîne encore. Un verre plus que la peau et les os et un fond de vin où une mouche va venir se noyer, et vu d’ici, ce verre tu dirais le héros blessé du film. Alors ce sera une finale sans alcool et puis voilà.

    Le match et rien d’autre. Rodolphe a surtout envie d’oublier la semaine merdique qu’il vient de vivre. De partager à distance la joie de tous ces gens. Et que les cris de la foule lui soulèvent le cœur, passent et repassent sur son âme mal en point comme un baume. Et que les cris, les chants d’amour, toute cette liesse bon enfant, oui que tout ça s’effondre en lui-même, lui fasse oublier ce qu’il est devenu, un type de quarante ans les fesses en équilibre précaire, toujours entre deux turbulences sentimentales et des fins de mois de plus en plus difficiles, pour cause d’objectifs professionnels devenus quasiment impossibles à atteindre – peut-être est-il trop vieux pour ce job de commercial,comme le lui répète sa compagne qui lui reproche, toujours pareil avec «les femmes de sa vie», décidément, de manquer un peu d’ambition. «Et si on ouvrait un gîte, juste nous deux?» Un gîte…juste eux deux…et pourquoi pas une entreprise de pompes funèbres, histoire d’accélérer un peu les choses…A-t-il seulement songé à une reconversion…pas forcément au sein du groupe où il a fait la majeure partie de sa carrière…«Mais aujourd’hui vous savez, si on n’est pas flexible», rappelle constamment son boss à bon entendeur et depuis plusieurs mois. Rodolphe trouve ça étrange, pas qu’il se méfie mais peut-être qu’il ferait bien. Il se sait un peu sur la sellette, ces derniers temps on lui demande de préparer des réunions auxquelles, la chose s’est produite à plusieurs reprises, il n’est finalement pas convié. L’univers du travail n’est certes pas toujours aussi caricatural que dans un film de Ken Loach, mais quand même. Sa gorge se serre rien qu’à cette idée- et d’un train de vie qui déraille. Il se lève. Allez une bière. Juste une.
    Le réalisateur a eu raison, se dit-il, de couper net les airs contrefaits des joueurs pressés de satisfaire au cahier des charges, et sur l’écran apparaissent maintenant, visages cadrés à distance respectable, un groupe de femmes, la quarantaine et même un peu plus tard, parisiennes ou de partout ailleurs, on ne sait pas, des femmes qui rient à gorge déployée, en rendant grâce au ciel d’avoir les rides qu’elles méritent, des femmes bien trop ravies d’avoir pu puiser, le temps d’une finale, de ce match si particulier donc- de ce voyage hors du temps vers cette destination où on n’est du reste jamais sur de revenir un jour- dans le grand fond dévolu- l’époque qui veut ça. Une époque où les loisirs se pilotent désormais coude à la portière et l’œil rivé dans le retro, et si possible, en fond sonore, un tube sirupeux du dernier siècle– oui, des femmes et c’est beau, digne, assez émouvant pour tout dire, heureuses de piocher à l’envie dans le grand fond inépuisable de l’iconographie adulescente. L’une d’elles se prête de bonne grâce au jeu du selfie avec une copine. Elle est brune, un petit nez au retroussé piquant et ses airs de tendresse ne paraissent pas suspects. Oui, le réalisateur a rudement bien fait. C’est un plan séquence assez émouvant et pour tout dire, s’il n’était pas en train de s’emmêler les texto - la troisième bière après quoi tout bascule, qui fait qu’un message vachard envoie votre compagne à dache et qu’on texte, pour finir, « j’embrasse ton cul» à son ex- alors, Rodolphe en aurait presque les larmes aux yeux.