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  • Tout le meilleur...

    Au départ, j'avais juste rendez-vous avec une cigarette-une de ces grandes blondes de Virginie occidentale, vous savez- et mon café que Charline- une de ces brunes au sourire qui vous piquait droit au cœur, mais, bien sur, si vous n'avez jamais vécu sur la butte Montmartre, entre juin 1997 et août 2001, ça, vous ne pouvez pas le savoir. Bien sur-, oui, ce café que Charline aimait me servir en sifflotant l'un des derniers refrains pop à la mode et tout ça se passait – les écrivains ratés font souvent des traîneurs de bistrots réussis- rue des abbesses, en terrasse du Chinon.

    Le café servie par la belle Charline ( la serveuse qui donc vous plantait, presque sans le savoir mais oui tu penses, des échardes en plein cœur, rien qu'avec ses petits gestes tout bruns), mais oui, ce café était-il plus serré que d'habitude? Étions-nous, plus simplement, en présence d'un de ces matins où l'âme souffre et le corps peine, parce que le poids de l'été s'est soudain mis en tête de vous écraser la poitrine? Je ne sais plus.

    Tout ce dont je me rappelle, c'est que la lumière était presque trop pure pour une journée de canicule pareille. Et surtout, qu'un peu plus tôt, des centaines de fourmis-d'où avaient-elles bien pu sortir? Alors ça...-grouillaient sur le plan de travail de la cuisine où s'empilait, un peu à la sauvette, ma vaisselle de trois semaines. Et aussi qu'une ex- pourquoi un tel empressement à tenter de la reconquérir? Autant se jeter au pied du bourreau pour qu'il accélère la sentence...-, qu'une ex avait griffonné ses adieux définitifs sur le miroir de la salle de bain - « je te souhaite tout le meilleur» Le tout assorti d'un dessin d'enfant genre dessine-moi une fleur. Pfff...-, à l'encre longue tenue de son rouge à lèvres.

    Mais non. La netteté de chaque geste. «Ce sera un café- verre d'eau, monsieur, comme d'habitude?» Ses fesses-je n'avais même pas la pudeur de détacher mes yeux...- légèrement collées à sa robe- une robe en lin noir, à fines bretelles- qui balançaient avec nonchalance au rythme des pas. «Vous êtes bien matinal aujourd'hui, ça va bien?» Le café que venait de me servir Charline touchait vraiment à la perfection. «Je vais bien, merci. Avez-vous des fourmis, en ce moment, chez vous?» Je l'ai bu en m'allumant une cigarette.«Oh oui, toute une colonie. Depuis hier soir. Ca doit être à cause de la chaleur...» Elle avait un visage d'une douceur à ne pas croire. Un visage ovale parfaitement équilibré. Des traits harmonieux où se lisait des promesses de douceur. Et, en même temps, ces yeux en amande, oui ces yeux-là venaient, presque à eux seuls, contredire votre première impression; des yeux qui, ce matin-là, auraient pu propulser Charline aux toutes premières places de mon petit classement personnel des plus adorables chipies de poche. «J'ai un truc, si vous voulez, pour les fourmis...»J'ai fumé comme on fume quand on espère aboutir à un dénouement imprévu.

    Et puis un type aux traits un peu poussiéreux est venu s'installer juste à côté de moi. La magie était rompue. Charline repartie, son plateau spécial brunch pour touristes surchargé d'omelettes et de toasts au saumon bio de chez Monoprix. Ce type avait un visage épais de buveur de bière à toute heure du jour et de la nuit. Un cou de taureau enfoncé dans les épaules. Et ce nez cassé en deux ou trois- avec la distance j'ai un peu perdu le compte- endroits, ce qui en temps normal- mais en temps normal, je ne me réveille pas avec quelques mots de rupture écrit au rouge à lèvres et une fourmilière en approche exploratoire dans ma cuisine- aurait du me mettre un peu la puce à l'oreille. Le visage. Le cou. Voyons...Ces épaules et ce nez...Bien sur. Tout cela indiquait son rugbyman anonyme et mélancolique en rupture de ban.

    L'homme ne savait plus trop où il avait bu. Et comme il avait bu presque toute la nuit, ça devait faire beaucoup trop d'endroits à se rappeler. Ensuite j'ai senti qu'il avait besoin de parler. Alors il a commencé par me demander si j'avais du feu et pourquoi pas, oui, une cigarette. Et tout s'est enchaîné assez vite. A la vitesse d'une gueule de bois au galop dans la poudreuse du petit matin. Le feu. La cigarette. Un peu tout à la fois.

    Après avoir manqué se décoller un poumon, et ce dès la première taffe, il s'est mis à agiter les mains dans un geste fantôme puisque- j'ai compris tout de suite- c'était des mains tendues vers un ballon qui n'existait pas. Ou pas encore. «Le match le plus beau c'est celui qui n'est pas encore joué» répétait-il. Ou plus du tout. «Le plus dur, vous savez, c'est d'apprendre à finir.»

    Le visage. Le cou. Bien sur. Ces épaules. Ce nez. Mais oui. Un rugbyman anonyme et mélancolique. «Parfois, me dit-il, un ballon de rugby c'est seulement un ballon de rugby. Parfois, bien sur, il s'agit de toute autre chose. Il s'agit d'un souvenir. D'enfance. Et l'enfance, ça vous fait remonter au plus intime. A vos débuts dans la vie...»

    Que vouliez-vous que je réponde à ça? A point nommé, Charline est venue voir si on souhaitait renouveler nos commandes. Lui, oui. Enfin, il me semble. Moi, c'était non. Comme je remontais la rue en vitesse, je l'ai entendue me crier «Ah , au fait, pour les fourmis, faut mettre de la craie, ça les éloigne. De la craie...» Aujourd'hui, je sais que j'aurais sans doute du me retourner...

     

  • Aux premières loges...

    Oh, moi vous savez, je tombe amoureuse et puis je me relève, dit-elle à mon voisin, un jeune joueur encore convalescent- il a beau bomber le torse, j’ai bien remarqué qu’à chaque pas ses traits se crispaient un peu, son visage se voilait légèrement. Et cette grimace fantôme réprimée en fermant les yeux, comme ça, une demie seconde à peine mais tout est là, tout est dit. Le rugby s’amuse, blessure après blessure, à éprouver votre sentiment d’appartenance - ne s’agit-il pas, au fond, de cette part de sacré qui relierait tous ces jeunes gens modernes à une certaine esthétique de la jeunesse? Et c’est presque inconsciemment qu’ils chercheraient, dès lors, à percer le mystère de l’existence, laissant libre court, êtres bons par nature ou mauvais faute de mieux, après tout qu’importe, à ces penchants sadomasochistes par où ils finiront bien par apprendre à brider leurs passions. Et puis l’injustice…- et s’il prend un malin plaisir à vous marquer les chairs, c’est encore et toujours la même histoire de désir et de manque. Toujours cette affaire de souffrance et de plaisir intimement liés –, oui, un jeune joueur en convalescence que le club, comme c’est devenu l’usage, a envoyé ce jour en loge présidentielle- «…avec vue panoramique...l’ouverture de votre espace privatif 1h30 avant le coup d’envoi… cocktail haut de gamme...un open bar champagne, vin, bière et softs…service en continu…un écran TV privatif…la feuille de match officielle à disposition…un cadeau exclusif offert...rencontre privilégiée avec les joueurs en avant-match…une place de parking pour 3…- dans le cadre des prestations d’hospitalité auprès des partenaires…

    «Jeune homme, il me semble que votre cravate est mal nouée…» Elle a dit ça en minaudant juste ce qu’il faut, l’air de penser «je sais votre âge, mon garçon, je connais les images séminales qui ont enfiévré les meilleurs esprits de votre génération.» Un ton aimable mais sans appel. Peut-être aura-t-il l’occasion de recroiser cette femme? Elle ressemble à l’une de ces brunes du sud rencontrée, dans une vie antérieure, au détour d’une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald. Cette façon de battre les cils avec un surcroît de nonchalance. Quelque chose d’altier dans la voix. Un petit nez au retroussé piquant, aussi, comme une rupture de ton avec son allure d’ensemble. Elle tire négligemment une Vogue Pastel d’un étui en cuir marron…et puis la flamme pale d’un petit briquet en argent qu’elle porte à ses lèvres, avant de se raviser…de ramener ses cheveux sur l’arrière d’un geste gracieux à ne pas croire…mais déjà le maître d’hôtel discrètement lui indique la terrasse qui jouxte la loge…il lui ouvre la porte, un froid piquant s’engouffre en même temps que la rumeur courroucée de l’enceinte- sur l’écran plaqué au mur du salon défilent plusieurs ralentis. Y’aurait-il une raison de ne pas accorder l’essai?- et la voilà qui rabat son étole sur sa poitrine avant de rejoindre ceux que l’appel du champagne et les turpitudes boueuses de ce match d’hiver n’ont pas réussi à chasser de leurs sièges…

    Pivotant d’un air boudeur en direction du même maître d’hôtel, le gamin en phase de reprise pioche une coupe, manquant faire valdinguer le plateau aux quatre diables, avant de se diriger vers un groupe de quadras en costumes et cravates club, tous visiblement ravis par la perspective de partager avec lui leurs impressions sur le match en cours. L’approche de la mi-temps a fini par libérer la parole. Dans l’ensemble, ils sont déçus, c’est du moins ce que je crois comprendre, déçus par cette rencontre, «sans saveur». Mais peu importe, s’exclame l’un d’eux, ça sent bon! Celui-là, visage empâté sous une épaisse tignasse poivre et sel de vieux beau ordinaire, est catégorique. « On va gagner. Leur mêlée ne tient plus en l’air. Sur la dernière, vous avez vu comme leur droitier a refusé la poussée!» Il sait de quoi il parle. Il a joué. «Oh pas à votre niveau, mon jeune ami. En corpo. Mais en minimes j’ai eu la chance de côtoyé de futurs grands noms. Tenez, ce troisième ligne qui a porté le maillot tricolore à plusieurs reprises. Comment s’appelle-t- il... Mais oui, vous ne connaissez que lui…Aidez moi…» Et donc de bonne grâce le gamin trinque.

    Après tout, il est d’abord ici pour ça. Pour faire le métier puisqu’il se destine à la carrière de rugbyman professionnel. Et que cela implique de n’être parfois qu’un emplacement publicitaire à louer, il va devoir s’y habituer. Poliment il écoute tous ces avis de «grands techniciens.» Finit même par accepter qu’on aille lui chercher- «discrètement, hein, des fois que l’œil de Moscou…»- une nouvelle coupe. Et donc trinque à nouveau. «Dites-moi, votre petite merveille Fidjienne traîne un peu la patte ces temps-ci, qu’en pensez-vous?» L’homme qui l’interpelle cette fois est petit, n’a jamais pratiqué à son grand regret, mais il fait beaucoup de sport - «je cours presque trois fois par semaine. J’avais presque un bon niveau au squash.»- parait extrêmement nerveux, renifle en trépignant sur place, les yeux sans cesse rivés sur la porte des toilettes…«toujours occupées. C’est chiant» Ce qui a le don d’agacer«notre grand spécialiste». «Oh tu vas pas partir aux chiottes toutes les demies heures.» Sans attendre la réponse, c’est pourtant la première chose qu’il fait. «Ce doit être la prostate, je ne vois que ça» tente l’autre, pour détourner l’attention. La prostate…

    La question l’a mis si mal à l’aise que le gamin s’empourpre «presque», en tout cas cherche un peu ses mots, finit par bredouiller un « heu…je crois qu’il faut lui laisser un peu de temps…» Il doit avoir dans les vingt ans et encore. Vient, d’après ce que je sais, tout juste de parapher son premier contrat pro. C’était en début de saison, avant qu’il ne se blesse aux ligaments...

    L’arrivée, plutôt haute en couleurs, - «Oh mais c’est l’heure de la sieste là-dedans ou quoi?!» - d’un autre membre de l’équipe, la trentaine brute de décoffrage -«uniquement pour la bonne cause. Faut leur servir la soupe. Après, c’est comme en match, si t’arrives à lever un peu la tête…T’as compris le coup, petit? T’inquiète ça viendra.- et cet œil de maquignon qui sait très bien où quand-comment mettre les deux pieds, «si possible pas dans le même plat!», permet à notre «grand espoir» de filer à l’anglaise. «Oh il nous quitte déjà…» s’étonne celui qui donc «a joué» et aussitôt un voile de mélancolie lui brouille le regard. J’imagine que pour les gens comme lui c’est encore plus difficile de vieillir. Oui, c’est dur. Et sans doute espèrent-ils capter un peu de cette force vitale durant ces moments « privilèges», au contact de ces joueurs dans la force de l’âge. Sans doute…

    Alors qu’il se dirige vers le bar, jetant par ci par là un œil sur l’écran de télé, le gamin recroise le petit nerveux, l’œil qui pétille et la narine frémissante. Assez surpris- presque gêné que l’autre lui donne aussi spontanément l’accolade. «Bonne chance pour la suite, mec! Et surtout méfie-toi du fisc. L’état c’est des pédales…»

    La mi-temps va bientôt prendre fin. Et vraiment, il me tarde. Oui, j’ai hâte de quitter ce salon, ce curieux entre soi où j’ai l’impression de n’être qu’un poisson d’aquarium. Envie de retrouver le bruit du dehors. Les chants des supporters. Les écarts de la foule toujours prompte- et c’est tant mieux, c’est tout ce que j’aime- à s’emporter pour des riens. Les voix outrancières, c’est vrai aussi, de certains, ceux-là plus forts en gueule. Leurs propos qui frisent souvent la vulgarité. Certes. Et le fracas des chocs- d’où nous sommes placés, nous avons une vue imprenable sur le terrain. Il faudrait être d’une extrême mauvaise foi pour ne pas l’admettre-, le fracas des chocs, les râles sauvages et rauques des premières lignes, juste après les derniers commandements de l’arbitre…

    «J’ai promis à qui de droit que je ne chercherai plus à la revoir. Mais bon…cette fille, tu sais…» Bien malgré moi, accoudé au bar où le gamin achève, cul sec, son troisième Whisky glace- il s’en faut de très peu que son président, venu satisfaire à son quota obligatoire de mains serrées, ne le prenne en flagrant délit-; en consultant mes sms dans l’espoir vain de me donner une contenance- l’ami qui m’a dégotté ce billet en VIP a du se décommander au dernier moment. D’autres «gros clients de sa boite» le réclamaient. Une autre RP «désolé mon vieux. Tu me raconteras.» Et le sentiment étrange, en dépit de la prévenance et de toutes les attentions qui m’entourent, de me sentir comme une personne déplacée-, oui sans le vouloir, j’intercepte des bribes de conversation. Le visage de ces deux hommes qui se tiennent juste en face de moi, par exemple, bien sur que…Mais oui, oh mémoire de malheur, ces deux là, voyons…

    « Moi qui croyais que t’avais arrêté les conneries. Fais gaffe. Un de ces quatre, tu retrouveras tes affaires en boule sur le palier. » Deux anciennes gloires du club. Voilà ça me revient. Deux centres qui passaient pour être inséparables, disait-on, à la ville comme à la scène et même mieux que deux frères siamois. Ils avaient raccroché, trois ans plus tôt je crois, et pourtant leur connivence demeurait intacte. Je me suis alors fait cette réflexion à la sauvette. Assez réconfortant de vérifier que parfois et bien que beaucoup s’échinent, ça et là- simple effet boomerang un peu trop nostalgique pour être honnête?- à vous démontrer le contraire, oui réconfortant de vérifier que l’idée que je m’étais toujours faite du rugby, ne pouvait tout simplement pas se résigner à mourir, et je veux bien croire à toutes les dérives inhérentes au professionnalisme, ah quand même...

    «Alors ce projet de bouquin sur ma vie, t’en penses quoi?» Pas certain, vu d’ici, toujours ce bar où ma timidité maladive se cramponne à qui mieux mieux, oui pas certain du tout que le laïus du rugbyman à l’œil de maquignon- «Non retenu pour le match. «Choix tactique du staff»- ait pleinement convaincu notre «presque champion de squash», soudain écrasé de fatigue, le regard un peu perdu, l’œil dérivant dans le vague avec à nouveau pour seule ligne d’horizon la porte des toilettes. «Tu m’excuses, mais là faut vraiment que j’y retourne…»

    Je n’ai pas vu le gamin partir. Trop absorbé par les dernières répliques des deux centres en discussion très technique avec «leur Président», venu entre temps aux nouvelles. «Hé, ce gosse que vous avez fait signer…vu sa gueule, il a du rater quelques branches…» J’ai fini par regagner mon siège, à l’instant où la femme qu’on aurait crue échappée d’une nouvelle de Fitzgerald s’est levée. «Mon dieu, ça me fatigue de les voir courir. » me dit-elle en passant. Avec le froid, le ballon volait déjà moins haut.

  • L'éclair de leur jeunesse...


    Un jour, c’était il y a longtemps- fort-fort longtemps- la fille avec qui je vivais, m’a lancé au saut du lit «le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre, ton stylo aura des pieds et les pôles seront dedans». Elle avait un joli sourire, alors je n’ai pas relevé. Le début- l’idée force qui sous-tendait tout le truc- de cette petite pique assassine, à moi on me la fait pas, bien sur qu’elle l’avait piqué à une chanson d’Alain Bashung. Mais j’ai laissé glisser. Un joli sourire et un adorable petit nez au retroussé piquant, cette fille. Elle s’appelait Varane. Un prénom étrange - un prénom d’origine thaï qu’elle tenait soit disant de sa mère. Soit disant. Mais ça aussi c’était menti- un prénom qui lui allait tellement bien. Varane.

    J’étais absolument fou de cette fille. Je me souviens…La façon qu’elle a eu de se retourner. La première fois. Et ses yeux. Oui, ses yeux. C’était comme si quelqu’un vous tirait tout à coup de l’obscurité. Oh ses yeux. Comme si on venait de vous guérir d’une douleur très ancienne. Le coup de foudre. Voilà. On s’est connu un après-midi, pendant la coupure, au pied de cette maison sur pilotis qui faisait face à la dune du Pilat. On faisait tous les deux la saison sur le Bassin. J’étais commis de cuisine dans un hôtel d’Arcachon. Elle bossait, un soir sur deux, pour un bar de plage du Cap-Ferret. «Je suis la fille du responsable.» Un Lounge bar situé dans les 44 hectares- joli coin sauvage cerné par le phare d’un coté et les digues, de l’autre. Un petit paradis sur terre où cohabitaient depuis des décennies une poignée de stars et les familles bourgeoises de la région, tous en quête de repos et d’isolement branché à touche-touche.- où elle venait de proscrire les noisettes allongées passées dix-huit heures et déjà prophétisait, pour sous peu, le règne sans partage du Spritz au détriment du Malibu orange.

    Quand je l’ai vue pour la première fois, c’était vers la pointe du Cap, j’observais la forme des vagues, ma planche sous le bras qui me pesait plus que le monde en son entier – à cette époque, j’aimais surfer des planches archi-lourdes- et je retardais depuis une bonne demi-heure le moment de me mettre à l’eau. La raison? Deux adolescents qui s’escrimaient sur leur morey de malheur, peinant à gagner le large, manquant même se noyer à plusieurs reprises dans les rouleaux. J’ai bien cru que j’allais devoir leur venir à l’aide. Mais bon sang, qu’est-ce qu’ils foutaient! J’avais pas toute l’après-midi. Le service du soir, bien sur. Je reprenais vers 19h. Mais d’abord je devais aller aux huitres avec mon père. Depuis mes six ans j’étais sur les parcs à huitres. Dans ma famille, on était ostréiculteur depuis plus de quatre générations. Moi je savais déjà que j’allais déroger à la règle. Tout ce que je voulais dans la vie, c’était surfer, jouer au rugby avec les potes- j’étais demi de mêlée à l’Union Sportive de Salles. «Un numéro neuf un peu bohème», disait notre entraineur. «Mais un putain de neuf qui pue le rugby.»- et voyager, oui, courir le monde en quête des plus gros spots de la planète. Et surtout, je voulais devenir écrivain. Un écrivain voyageur, voilà.

    Les gamins ont fini par s’échouer sur la plage, l’air de deux grosses méduses flasques au teint verdâtre. A l’instant où leurs visages commençaient à me dire quelque chose- j’ai cru qu’il s’agissait de deux joueurs de l’Athlétique Rugby Club de Gujan-Mestras où avait joué mon père qui depuis présidait «l’amicale du coup de pompe» et l’avait eu plutôt mauvais quand j’avais signé chez l’ennemi sallois, et ça m’amusait de les voir comme ça, exsangues à l’approche du derby à venir-, c’est donc là que je l’ai vue s’approcher. Varane. Elle marchait à la façon d’une sauterelle des sables en tête d’un groupe de gros touristes anglais, deux couples, «des connaissances de papa», venus visiter une villa jouxtant celle qui avait, parait-il, abrité jadis les amours clandestines de Raymond Radiguet et Tristan Tzara.

    Un jour, c’était il y a longtemps- fort-fort longtemps- la fille avec qui je vivais, m’a lancé au saut du lit «le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre, ton stylo aura des pieds et les pôles seront dedans». Elle avait un joli sourire, alors je n’ai pas relevé. Le début- l’idée force qui sous-tendait tout le truc- de cette petite pique assassine, à moi on me la fait pas, bien sur qu’elle l’avait piqué à une chanson d’Alain Bashung. Bien sur. Mais j’ai laissé glisser. Un joli sourire et un adorable petit nez au retroussé piquant, cette fille. Elle s’appelait Varane. Un prénom étrange - un prénom d’origine thaï qu’elle tenait soit disant de sa mère. Soit disant. Mais ça aussi c’était menti- un prénom qui lui allait tellement bien. Varane.

    Oui, j’ai fait celui qui. Comme toujours. Sans doute mon coté «bouddhiste aux pommes», comme cette chipie de poche me surnommait, les rares soirs où la tendresse était en solde. Sans doute.
    J’ai mis de l’eau à chauffer dans la bouilloire, j’ai toujours pris soin de passer pour un type serviable, puis j’ai allumé la radio et pendant qu’un truc pop soliloquait après le grand amour perdu, celui qu’on n’oubliera ja-ja-jamais plus, elle s’est mise brusquement à me faire tout un tas de reproches. «Putain, mais tu fais que reporter à demain ce que tu devais faire avant-hier. Tu procrastines et c’est tout…» Il y a des fois, je vous assure, vivre sa calvitie à l’aube de la trentaine, comme ça, un samedi de juillet…

    Je ne sais pas ce qui m’a pris- peut-être l’envie inconsciente de lui donner tort- mais j’ai filé tout droit, direction la salle de bains. Le panier de linge débordait de caleçons sales et tous ces bras de chemises, ballants dans le vide, on aurait dit les bras de noyés venus s’échouer sur le sable après un naufrage, des bras à terre, des bras sans corps, tout seuls, inertes, loin des vagues. Un spectacle assez désolant, cette sale chipie avait raison et je le savais. Avant de lancer une machine, je me suis fait cette réflexion: même l’adoucissant était agressif, ce jour. Même l’adoucissant…

    J’ai servi le thé à Varane avant de me remettre à l’écriture- j’ai fini par devenir écrivain. Un écrivain comme il y en a mille, lu par ses proches et encore- de cette préface commandée –un honneur déguisé en coup de pouce. J’étais assez fier- par deux vieux amis, auteurs de plusieurs ouvrages de référence sur le rugby. Je peinais, l’impression tenace et familière d’écrire avec les pieds, sauf que cette fois, en prime, rien ou presque ne fonctionnait. Les phrases étaient d’une telle lourdeur. Presque tout sonnait faux. Creux à ne pas croire. Avant de tout balancer à la poubelle, j’ai voulu sauver quelques paragraphes, ceux qui me paraissaient les moins bancals. Histoire d’en avoir le cœur net, j’ai décidé de les lire à Varane. Elle n’était pas dans les meilleures dispositions mais j’ai lu quand même.


    «C’est là, au seuil de l’adolescence, sans même qu’on s’on y attende- les êtres et les choses qui bientôt compteront double, finiront par prendre le dessus sur tout le reste, l’affaire est su d’à peu près tous, toujours vous cueillent par surprise à la manière d’un crochet au menton et cette part d’inattendu relève après coup du miracle- oui, c’est là qu’un événement , qu’on pourrait presque qualifier de décisif, va se jouer, comme si le monde, jusqu’ici trop calme, assoupi sur sa fin de race, condamné à croupir sous les eaux lourdes de l’enfance, allait brusquement s’animer dans tous les sens, se mettre à rueur des quatre fers dans les brancards de l’habitude, à souffler comme un vent prompt à chasser les angoisses, et tout ça sous l’impulsion soudaine d’un flux anarchique de liberté.

    C’est cette toute première fois, ce premier match qui s’apprête à se fixer dans votre mémoire. L’arbitre siffle le coup d’envoi. Le ballon est botté haut. On dirait qu’il est sur le point de trouer le ciel. Il vrille en retombant et des étoiles se mettent à plonger-plongent dans vos yeux. Alors on lève les mains vers les nuages. A ce moment-là, nous sommes des rêveurs.

    Toutes ces séquences qui, mises bout à bout et d’où qu’on regarde, ont au fond toujours eu partie liée avec une certaine idée du cinéma, celui épris de liberté, tonifié au sel des grands espaces. Ces légendes de boue, de pluie et de sang. Une poignée d’histoires mises en scène sur fond de peaux mates en sueur, de muscles rendus acides. Petites litanies de bulles, mots définitifs, cris de souffrance presque aussitôt ravalés, visages qui tout à coup se crispent sous le poids de l’enjeu. Et l’orgueil, toujours l’orgueil. Des corps à la limite de rompre sauf que, où les cuirs se durcissent dans un dernier effort, tendus par l’espoir d’exister enfin à hauteur d’hommes, tout cela qui finirait par scander, à mesure que le cœur se cuirasse pour l’épique, dans quelle proportion, mais vous ne le saviez pas, non, jusqu’ci vous l’ignoriez, dans quelle proportion…

    Tous aimeraient que leurs rêves soient aussi simples et sans issue que ça. Sur les traces de ces fraternités qui ont décidés de choisir entre l’eau tiède et le feu brulant, dualité par laquelle on pourrait résumer à la sauvette le dilemme éternel de l’existence, chacun décidant soudain de courir son risque, chacun convaincu qu’il lui faudra désormais serrer sa chance comme le plus précieux des biens, tous unis par ce désir fou de faire société ensemble, au point de mettre, comme rarement, leur vigueur physique en balance, tel ou tel projetant son corps vers la ligne à conquérir, un autre faisant tout à coup barrage du sien, pourtant meurtri, cent fois tourmenté par les crampons adverses, aux seules fins de défendre l’avantage, aussi mince soit-il. Et on les croirait tous prêts à donner leur vie pour défendre ce morceau de territoire qui n’est qu’une somme d’instants volés, en suspension entre deux âges, au cours desquels les hommes délibérément laissent de coté- on dirait volontiers à dix mètres. Oui. A dix!- cette existence trop plate pour mieux vivre embrassés à l’éclair de leur jeunesse…»

    Avant que j’ai pu finir ma lecture- de toute façon, j’ai très vite compris qu’elle n’écouterait que d’une oreille distraite, préoccupée par tout autre chose - Varane s’est levée en silence. Cette fois, il n’y avait aucune mauvaise humeur, aucune brusquerie dans ses gestes. Bien au contraire. Lorsqu’elle est ressortie de notre chambre, une valise à la main, un sourire presque désolé se lisait sur son visage...