Tout le meilleur...
Au départ, j'avais juste rendez-vous avec une cigarette-une de ces grandes blondes de Virginie occidentale, vous savez- et mon café que Charline- une de ces brunes au sourire qui vous piquait droit au cœur, mais, bien sur, si vous n'avez jamais vécu sur la butte Montmartre, entre juin 1997 et août 2001, ça, vous ne pouvez pas le savoir. Bien sur-, oui, ce café que Charline aimait me servir en sifflotant l'un des derniers refrains pop à la mode et tout ça se passait – les écrivains ratés font souvent des traîneurs de bistrots réussis- rue des abbesses, en terrasse du Chinon.
Le café servie par la belle Charline ( la serveuse qui donc vous plantait, presque sans le savoir mais oui tu penses, des échardes en plein cœur, rien qu'avec ses petits gestes tout bruns), mais oui, ce café était-il plus serré que d'habitude? Étions-nous, plus simplement, en présence d'un de ces matins où l'âme souffre et le corps peine, parce que le poids de l'été s'est soudain mis en tête de vous écraser la poitrine? Je ne sais plus.
Tout ce dont je me rappelle, c'est que la lumière était presque trop pure pour une journée de canicule pareille. Et surtout, qu'un peu plus tôt, des centaines de fourmis-d'où avaient-elles bien pu sortir? Alors ça...-grouillaient sur le plan de travail de la cuisine où s'empilait, un peu à la sauvette, ma vaisselle de trois semaines. Et aussi qu'une ex- pourquoi un tel empressement à tenter de la reconquérir? Autant se jeter au pied du bourreau pour qu'il accélère la sentence...-, qu'une ex avait griffonné ses adieux définitifs sur le miroir de la salle de bain - « je te souhaite tout le meilleur» Le tout assorti d'un dessin d'enfant genre dessine-moi une fleur. Pfff...-, à l'encre longue tenue de son rouge à lèvres.
Mais non. La netteté de chaque geste. «Ce sera un café- verre d'eau, monsieur, comme d'habitude?» Ses fesses-je n'avais même pas la pudeur de détacher mes yeux...- légèrement collées à sa robe- une robe en lin noir, à fines bretelles- qui balançaient avec nonchalance au rythme des pas. «Vous êtes bien matinal aujourd'hui, ça va bien?» Le café que venait de me servir Charline touchait vraiment à la perfection. «Je vais bien, merci. Avez-vous des fourmis, en ce moment, chez vous?» Je l'ai bu en m'allumant une cigarette.«Oh oui, toute une colonie. Depuis hier soir. Ca doit être à cause de la chaleur...» Elle avait un visage d'une douceur à ne pas croire. Un visage ovale parfaitement équilibré. Des traits harmonieux où se lisait des promesses de douceur. Et, en même temps, ces yeux en amande, oui ces yeux-là venaient, presque à eux seuls, contredire votre première impression; des yeux qui, ce matin-là, auraient pu propulser Charline aux toutes premières places de mon petit classement personnel des plus adorables chipies de poche. «J'ai un truc, si vous voulez, pour les fourmis...»J'ai fumé comme on fume quand on espère aboutir à un dénouement imprévu.
Et puis un type aux traits un peu poussiéreux est venu s'installer juste à côté de moi. La magie était rompue. Charline repartie, son plateau spécial brunch pour touristes surchargé d'omelettes et de toasts au saumon bio de chez Monoprix. Ce type avait un visage épais de buveur de bière à toute heure du jour et de la nuit. Un cou de taureau enfoncé dans les épaules. Et ce nez cassé en deux ou trois- avec la distance j'ai un peu perdu le compte- endroits, ce qui en temps normal- mais en temps normal, je ne me réveille pas avec quelques mots de rupture écrit au rouge à lèvres et une fourmilière en approche exploratoire dans ma cuisine- aurait du me mettre un peu la puce à l'oreille. Le visage. Le cou. Voyons...Ces épaules et ce nez...Bien sur. Tout cela indiquait son rugbyman anonyme et mélancolique en rupture de ban.
L'homme ne savait plus trop où il avait bu. Et comme il avait bu presque toute la nuit, ça devait faire beaucoup trop d'endroits à se rappeler. Ensuite j'ai senti qu'il avait besoin de parler. Alors il a commencé par me demander si j'avais du feu et pourquoi pas, oui, une cigarette. Et tout s'est enchaîné assez vite. A la vitesse d'une gueule de bois au galop dans la poudreuse du petit matin. Le feu. La cigarette. Un peu tout à la fois.
Après avoir manqué se décoller un poumon, et ce dès la première taffe, il s'est mis à agiter les mains dans un geste fantôme puisque- j'ai compris tout de suite- c'était des mains tendues vers un ballon qui n'existait pas. Ou pas encore. «Le match le plus beau c'est celui qui n'est pas encore joué» répétait-il. Ou plus du tout. «Le plus dur, vous savez, c'est d'apprendre à finir.»
Le visage. Le cou. Bien sur. Ces épaules. Ce nez. Mais oui. Un rugbyman anonyme et mélancolique. «Parfois, me dit-il, un ballon de rugby c'est seulement un ballon de rugby. Parfois, bien sur, il s'agit de toute autre chose. Il s'agit d'un souvenir. D'enfance. Et l'enfance, ça vous fait remonter au plus intime. A vos débuts dans la vie...»
Que vouliez-vous que je réponde à ça? A point nommé, Charline est venue voir si on souhaitait renouveler nos commandes. Lui, oui. Enfin, il me semble. Moi, c'était non. Comme je remontais la rue en vitesse, je l'ai entendue me crier «Ah , au fait, pour les fourmis, faut mettre de la craie, ça les éloigne. De la craie...» Aujourd'hui, je sais que j'aurais sans doute du me retourner...