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Aux premières loges...

Oh, moi vous savez, je tombe amoureuse et puis je me relève, dit-elle à mon voisin, un jeune joueur encore convalescent- il a beau bomber le torse, j’ai bien remarqué qu’à chaque pas ses traits se crispaient un peu, son visage se voilait légèrement. Et cette grimace fantôme réprimée en fermant les yeux, comme ça, une demie seconde à peine mais tout est là, tout est dit. Le rugby s’amuse, blessure après blessure, à éprouver votre sentiment d’appartenance - ne s’agit-il pas, au fond, de cette part de sacré qui relierait tous ces jeunes gens modernes à une certaine esthétique de la jeunesse? Et c’est presque inconsciemment qu’ils chercheraient, dès lors, à percer le mystère de l’existence, laissant libre court, êtres bons par nature ou mauvais faute de mieux, après tout qu’importe, à ces penchants sadomasochistes par où ils finiront bien par apprendre à brider leurs passions. Et puis l’injustice…- et s’il prend un malin plaisir à vous marquer les chairs, c’est encore et toujours la même histoire de désir et de manque. Toujours cette affaire de souffrance et de plaisir intimement liés –, oui, un jeune joueur en convalescence que le club, comme c’est devenu l’usage, a envoyé ce jour en loge présidentielle- «…avec vue panoramique...l’ouverture de votre espace privatif 1h30 avant le coup d’envoi… cocktail haut de gamme...un open bar champagne, vin, bière et softs…service en continu…un écran TV privatif…la feuille de match officielle à disposition…un cadeau exclusif offert...rencontre privilégiée avec les joueurs en avant-match…une place de parking pour 3…- dans le cadre des prestations d’hospitalité auprès des partenaires…

«Jeune homme, il me semble que votre cravate est mal nouée…» Elle a dit ça en minaudant juste ce qu’il faut, l’air de penser «je sais votre âge, mon garçon, je connais les images séminales qui ont enfiévré les meilleurs esprits de votre génération.» Un ton aimable mais sans appel. Peut-être aura-t-il l’occasion de recroiser cette femme? Elle ressemble à l’une de ces brunes du sud rencontrée, dans une vie antérieure, au détour d’une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald. Cette façon de battre les cils avec un surcroît de nonchalance. Quelque chose d’altier dans la voix. Un petit nez au retroussé piquant, aussi, comme une rupture de ton avec son allure d’ensemble. Elle tire négligemment une Vogue Pastel d’un étui en cuir marron…et puis la flamme pale d’un petit briquet en argent qu’elle porte à ses lèvres, avant de se raviser…de ramener ses cheveux sur l’arrière d’un geste gracieux à ne pas croire…mais déjà le maître d’hôtel discrètement lui indique la terrasse qui jouxte la loge…il lui ouvre la porte, un froid piquant s’engouffre en même temps que la rumeur courroucée de l’enceinte- sur l’écran plaqué au mur du salon défilent plusieurs ralentis. Y’aurait-il une raison de ne pas accorder l’essai?- et la voilà qui rabat son étole sur sa poitrine avant de rejoindre ceux que l’appel du champagne et les turpitudes boueuses de ce match d’hiver n’ont pas réussi à chasser de leurs sièges…

Pivotant d’un air boudeur en direction du même maître d’hôtel, le gamin en phase de reprise pioche une coupe, manquant faire valdinguer le plateau aux quatre diables, avant de se diriger vers un groupe de quadras en costumes et cravates club, tous visiblement ravis par la perspective de partager avec lui leurs impressions sur le match en cours. L’approche de la mi-temps a fini par libérer la parole. Dans l’ensemble, ils sont déçus, c’est du moins ce que je crois comprendre, déçus par cette rencontre, «sans saveur». Mais peu importe, s’exclame l’un d’eux, ça sent bon! Celui-là, visage empâté sous une épaisse tignasse poivre et sel de vieux beau ordinaire, est catégorique. « On va gagner. Leur mêlée ne tient plus en l’air. Sur la dernière, vous avez vu comme leur droitier a refusé la poussée!» Il sait de quoi il parle. Il a joué. «Oh pas à votre niveau, mon jeune ami. En corpo. Mais en minimes j’ai eu la chance de côtoyé de futurs grands noms. Tenez, ce troisième ligne qui a porté le maillot tricolore à plusieurs reprises. Comment s’appelle-t- il... Mais oui, vous ne connaissez que lui…Aidez moi…» Et donc de bonne grâce le gamin trinque.

Après tout, il est d’abord ici pour ça. Pour faire le métier puisqu’il se destine à la carrière de rugbyman professionnel. Et que cela implique de n’être parfois qu’un emplacement publicitaire à louer, il va devoir s’y habituer. Poliment il écoute tous ces avis de «grands techniciens.» Finit même par accepter qu’on aille lui chercher- «discrètement, hein, des fois que l’œil de Moscou…»- une nouvelle coupe. Et donc trinque à nouveau. «Dites-moi, votre petite merveille Fidjienne traîne un peu la patte ces temps-ci, qu’en pensez-vous?» L’homme qui l’interpelle cette fois est petit, n’a jamais pratiqué à son grand regret, mais il fait beaucoup de sport - «je cours presque trois fois par semaine. J’avais presque un bon niveau au squash.»- parait extrêmement nerveux, renifle en trépignant sur place, les yeux sans cesse rivés sur la porte des toilettes…«toujours occupées. C’est chiant» Ce qui a le don d’agacer«notre grand spécialiste». «Oh tu vas pas partir aux chiottes toutes les demies heures.» Sans attendre la réponse, c’est pourtant la première chose qu’il fait. «Ce doit être la prostate, je ne vois que ça» tente l’autre, pour détourner l’attention. La prostate…

La question l’a mis si mal à l’aise que le gamin s’empourpre «presque», en tout cas cherche un peu ses mots, finit par bredouiller un « heu…je crois qu’il faut lui laisser un peu de temps…» Il doit avoir dans les vingt ans et encore. Vient, d’après ce que je sais, tout juste de parapher son premier contrat pro. C’était en début de saison, avant qu’il ne se blesse aux ligaments...

L’arrivée, plutôt haute en couleurs, - «Oh mais c’est l’heure de la sieste là-dedans ou quoi?!» - d’un autre membre de l’équipe, la trentaine brute de décoffrage -«uniquement pour la bonne cause. Faut leur servir la soupe. Après, c’est comme en match, si t’arrives à lever un peu la tête…T’as compris le coup, petit? T’inquiète ça viendra.- et cet œil de maquignon qui sait très bien où quand-comment mettre les deux pieds, «si possible pas dans le même plat!», permet à notre «grand espoir» de filer à l’anglaise. «Oh il nous quitte déjà…» s’étonne celui qui donc «a joué» et aussitôt un voile de mélancolie lui brouille le regard. J’imagine que pour les gens comme lui c’est encore plus difficile de vieillir. Oui, c’est dur. Et sans doute espèrent-ils capter un peu de cette force vitale durant ces moments « privilèges», au contact de ces joueurs dans la force de l’âge. Sans doute…

Alors qu’il se dirige vers le bar, jetant par ci par là un œil sur l’écran de télé, le gamin recroise le petit nerveux, l’œil qui pétille et la narine frémissante. Assez surpris- presque gêné que l’autre lui donne aussi spontanément l’accolade. «Bonne chance pour la suite, mec! Et surtout méfie-toi du fisc. L’état c’est des pédales…»

La mi-temps va bientôt prendre fin. Et vraiment, il me tarde. Oui, j’ai hâte de quitter ce salon, ce curieux entre soi où j’ai l’impression de n’être qu’un poisson d’aquarium. Envie de retrouver le bruit du dehors. Les chants des supporters. Les écarts de la foule toujours prompte- et c’est tant mieux, c’est tout ce que j’aime- à s’emporter pour des riens. Les voix outrancières, c’est vrai aussi, de certains, ceux-là plus forts en gueule. Leurs propos qui frisent souvent la vulgarité. Certes. Et le fracas des chocs- d’où nous sommes placés, nous avons une vue imprenable sur le terrain. Il faudrait être d’une extrême mauvaise foi pour ne pas l’admettre-, le fracas des chocs, les râles sauvages et rauques des premières lignes, juste après les derniers commandements de l’arbitre…

«J’ai promis à qui de droit que je ne chercherai plus à la revoir. Mais bon…cette fille, tu sais…» Bien malgré moi, accoudé au bar où le gamin achève, cul sec, son troisième Whisky glace- il s’en faut de très peu que son président, venu satisfaire à son quota obligatoire de mains serrées, ne le prenne en flagrant délit-; en consultant mes sms dans l’espoir vain de me donner une contenance- l’ami qui m’a dégotté ce billet en VIP a du se décommander au dernier moment. D’autres «gros clients de sa boite» le réclamaient. Une autre RP «désolé mon vieux. Tu me raconteras.» Et le sentiment étrange, en dépit de la prévenance et de toutes les attentions qui m’entourent, de me sentir comme une personne déplacée-, oui sans le vouloir, j’intercepte des bribes de conversation. Le visage de ces deux hommes qui se tiennent juste en face de moi, par exemple, bien sur que…Mais oui, oh mémoire de malheur, ces deux là, voyons…

« Moi qui croyais que t’avais arrêté les conneries. Fais gaffe. Un de ces quatre, tu retrouveras tes affaires en boule sur le palier. » Deux anciennes gloires du club. Voilà ça me revient. Deux centres qui passaient pour être inséparables, disait-on, à la ville comme à la scène et même mieux que deux frères siamois. Ils avaient raccroché, trois ans plus tôt je crois, et pourtant leur connivence demeurait intacte. Je me suis alors fait cette réflexion à la sauvette. Assez réconfortant de vérifier que parfois et bien que beaucoup s’échinent, ça et là- simple effet boomerang un peu trop nostalgique pour être honnête?- à vous démontrer le contraire, oui réconfortant de vérifier que l’idée que je m’étais toujours faite du rugby, ne pouvait tout simplement pas se résigner à mourir, et je veux bien croire à toutes les dérives inhérentes au professionnalisme, ah quand même...

«Alors ce projet de bouquin sur ma vie, t’en penses quoi?» Pas certain, vu d’ici, toujours ce bar où ma timidité maladive se cramponne à qui mieux mieux, oui pas certain du tout que le laïus du rugbyman à l’œil de maquignon- «Non retenu pour le match. «Choix tactique du staff»- ait pleinement convaincu notre «presque champion de squash», soudain écrasé de fatigue, le regard un peu perdu, l’œil dérivant dans le vague avec à nouveau pour seule ligne d’horizon la porte des toilettes. «Tu m’excuses, mais là faut vraiment que j’y retourne…»

Je n’ai pas vu le gamin partir. Trop absorbé par les dernières répliques des deux centres en discussion très technique avec «leur Président», venu entre temps aux nouvelles. «Hé, ce gosse que vous avez fait signer…vu sa gueule, il a du rater quelques branches…» J’ai fini par regagner mon siège, à l’instant où la femme qu’on aurait crue échappée d’une nouvelle de Fitzgerald s’est levée. «Mon dieu, ça me fatigue de les voir courir. » me dit-elle en passant. Avec le froid, le ballon volait déjà moins haut.

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