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  • Un sourire au-dessus des moutardiers...


    17H30. Quelqu'un m'a donné une grande tape dans le dos. C'était un ami de longue haleine. Déjà, à l'époque, nos bouches sentaient le foie malade et la génération perdue. Etrange. Il y avait le brouhaha habituel des fins d'après-midi. C'était l'heure grise où le soir se cherche un prénom et au milieu de la cinquantaine de personnes que je servais en courant sans désemparer du minuscule bar d'envoi aux quatre coins de la salle, je n'avais pas encore remarqué sa présence. La mémoire, décidément...

    Il faut croire qu'Hélène, la maîtresse des lieux, avait raison. La mémoire, me disait-elle à chaque fois que je m'emmêlais un peu dans l'ordre des commandes, ça n'existe pas. La mémoire, si tu veux vraiment savoir, c'est comme le mercredi, le café avec trop de grains moulus, les chinois pendus par les nattes ou tes jeans slim déchiré aux genoux...»Hélène et son rire qui se prenait pour une fête foraine. Je lui trouvais une ressemblance avec une actrice américaine dont je cherche encore le nom. Hélène qui avait passé l'essentiel de sa vie professionnelle à la tête d'une agence de pub, jusqu'au jour où... Un soir après la fermeture, j'essuyais un panier de verres et un compliment m'avait échappé. Le lendemain, j'ai retrouvé ma chemise blanche et mon slim roulés en boule sur son oreiller. Mais oui. Hélène avait bien raison. Dans certaines circonstances, la mémoire...

    18H00. «Tu fais le garçon de café, toi, maintenant?» Il semblait étonné. «On m'avait dit que tu bossais dans le cinéma...» Des petits rôles dans des films passés inaperçus. Et d'autres qui ne prêtaient pas plus à conséquence, cette fois au théâtre. Et bientôt, plus que les comités d'entreprise pour me faire travailler. De loin en loin, quelques ateliers de prise de parole en public mais la plupart du temps, je jouais le père Noël devant des enfants trop gras pour faire sembler d'y croire. Au fond, j'avais passé ma vie à débuter. A donner le change en attendant qu'on me rende la monnaie. A attendre qu'un peu d'air chaud se déplace en spirale pour que je m'élève dedans...

    Trente ans étaient passés. Nous avions des rêves et, pour beaucoup d'entre nous, c'est juste que nos rêves ont été priés de prendre une douche froide. Et c'est tout. J'avais dégotté cette place de serveur grâce à une boite d'intérim comme il y en a, surtout quand des types avec mon pedigree cherchent à rebondir en dehors du trampoline incertain de l'intermittence. Et lui alors? Il me tardait de savoir comment il s'était débrouillé dans la vie. Avait-il réussi? Réussite. La consonance de ce mot ne m'a jamais paru très claire. «Oh, je suis agent immobilier. Ca va faire dix ans.» Pas si mal, donc. « Dis, tu te souviens de nos discussions d'après match?» Il voulait sans doute parler de ces nuits interminables au fil desquelles des petits groupes finissaient par se former, toujours un peu à l'écart de «ceux qui n'y étaient pas.» Les membres de la première ligne passaient le plus clair de leur temps aimantés au bar. Inutile de leur adresser un signe amical. Ils resteraient impassibles. Leurs visages fermés à double tour sur leurs petits secrets. D'autres, dont il faisait souvent partie, racontaient en boucle leurs exploits de l'après-midi, selon les affinités électives du moment. Certains ressassaient devant une bière tiède la passe de trop, les deux contre un mal négociés et je sais bien de quoi je parle...

    20h30. Hélène m'a demandé si tout le groupe avait été servi. Il s'agissait d'une joyeuse bande de types en rupture de ban qui revenaient d'un salon, ah oui voilà, le salon de la copropriété. Quelques tournées de bière et moules frites pour tout le monde. Cinq tables dressées en enfilade, le long du mur ocre sale où trônaient des photos d'écrivains illustres. Joyce. Faulkner. Beckett. Hammett. Et Kafka. C'était simple. Le chef envoyait. Moi j'enlevais au fur et à mesure. C'était simple et rapide. Au moment où je m'avançais pour proposer les desserts- «n'oublie pas de débarrasser les ménagères et les corbeilles de pain, s'il te plaît.» J'entends encore la voix d'Hélène. Une voix d'actrice américaine dont le nom s'est perdu avec tout le reste. Cette voix qu'un brin de laine pourrie entraîne. «Tâche de t'appliquer.» Et puis un clin d'oeil. Un clin d'oeil à la sauvette. «Fais ça dans les règles de l'art...» Ensuite son sourire que j'imaginais déjà au-dessus des moutardiers sales...-, oui, à ce moment-là, je me suis demandé si Joyce, Faulkner, Beckett, Hammett et Kafka aimaient ça, les moules-frites...

    22h04. Il ne restait que quelques clients et de guerre lasse, j'avais accepté de le rejoindre en terrasse. «C'est bon, je finirais toute seule. Allez, file. Va retrouver ton ami...» Mais avais-je vraiment envie de rejoindre un fantôme? «Ce soir, me dit-il, en te voyant, ça m'est revenu...» De quoi voulait parler? Il avait la gorge un peu sèche. Il avait du boire à trop de sources d'inquiétude. «Non mais si ce ballon...Merde, si je te fais la passe...putain, c'est fini. Il est plié le match. T'as plus qu'à courir vers l'en-but...T'étais tout seul...il me suffisait de fixer l'arrière au lieu de...» Trente ans étaient passés. Nous avions des rêves. Et c'était à son tour de ressasser dans sa bière une action dont, ce soir, tout le monde se foutait...

  • La couleur exacte de l'été...

    Cette histoire est arrivée à une jeune adolescente alors qu'elle se promenait dans les environs de Belcaire. Elle s'appelait Mathilde et à chaque fois qu'elle vous souriait, vous auriez dit qu'elle tentait de redéfinir la couleur exacte de l'été. C'était un mois d'août accablé de canicule, de sorte qu'il était parfaitement inutile de vous amuser à donner une forme aux nuages. De la pluie, c'est simple, nous n'avions aucune nouvelle. Et depuis fort fort longtemps. Par moment, j'avais de la peine pour toutes celles et tous ceux qui s'échinaient sous ce soleil d'enclume, leurs gestes lourds comme des oiseaux soudain trahis par la poussière. Mais parce que l'été, à cette époque, promettait de durer quatre mois tout rond et puisque j'étais encore étudiant, je vous avoue que le sort de mon prochain m'importait assez peu. Oui, j'avais bien d'autres préoccupations en tête. La jeunesse. Les filles. Les plages mais un peu plus tard. Et déjà mes complices que j'allais rejoindre afin de mettre au point nos futures équipées nocturnes. Et donc ce soleil, à l'ombre duquel j'avais fait la promesse solennelle de me tenir à l'écart des journées salissantes...

    Le hasard voulut que je rencontre Mathilde alors que je me dirigeais, l'espadrille collée au goudron de la route, vers le stade municipal. Vêtue comme une bohème des années vingt, sa silhouette de liane flottait dans une chemise d'homme un peu trop ample et puis je ne sais pas...déjà ce port de tête, cette façon de marcher presque sans effort, oui c'est ça, presque sans effort...enfin je ne sais pas...Le hasard voulut qu'à un moment je me retourne vers le sentier qui jouxtait la départementale et elle était là, telle que je la revois dans mon souvenir, affublée de son chapeau de paille pour aventurier des mers du Sud venant à peine de prononcer ses vœux, un gros bâton épineux à la main qu'elle avait du se dégoter au milieu d'un tas de branches mortes. Oui, probablement...

    Dans mon souvenir, comme elle s'approche en sifflotant un air pop, il y a aussi ce vélo de gamin échoué en contrebas de la route, les pédales tournent dans le vide mais nulle trace de son petit propriétaire. Et pas un souffle d'air à l'horizon. Une odeur de grillade montait derrière un massif de cyprès et j'en étais à me dire que, bon peut-être...et déjà elle me parlait aussi spontanément que si nous nous étions rencontrés la veille. «Tu fais du stop ou bien?» Une voix douce mais légèrement voilée. Sans doute à cause du tabac blond de Virginie dont elle devait, un peu en cachette dès que le jour baissait, se moquetter les poumons pour se donner ce genre féminin très singulier qu'ont toujours eu les filles à cet âge où une certaine idée du romantisme achève de mûrir entre leurs lèvres. Sans doute. «Ah ,non» j'ai bredouillé «j'ai rendez-vous avec des amis, là-bas, au terrain.» Et je dois dire qu'à l'idée de les voir courir, j'étais déjà épuisé. J'avais toujours envisagé la pratique sportive comme une perte de temps, un truc fade et rien d'autre. «Alors comme ça, tu joues au rugby?»

    On s'approchait d'un verger et j'ai eu l'impression d'entendre comme un bruit d'eau, une rumeur fraîche qui sourdait quelque part. «Oh c'est ton imagination qui te joue de vilains tours. Tous les ruisseaux sont à sec. Alors tu joues ou pas?» Ca m'aurait plu de me promener avec elle à travers ce verger et de découvrir, je ne sais pas, une fontaine surgie au beau milieu, une fontaine qui ferait bientôt reverdir les lieux alentour. Ca m'aurait assez plu, je l'avoue, mais il aurait fallu pour ça un peu d'audace, du tact, ou sûrement un peu des deux à la fois. Et puis n'avais-je pas rendez-vous «là-bas, au terrain» avec ces complices que je me surprenais maintenant à appeler «les autres...»

    Je m'étais toujours figuré que la passion devait s'agencer à la suite d'une ou deux coincidences. Ensuite, il revenait aux êtres d'agiter leur libre arbitre sous le faux nez du destin et hop, adieu Berthe, le tour était joué, l'amour vous destinait aussitôt à des hauteurs incroyables. Le hasard avait bien voulu que Mathilde croise ma route ou plutôt que je croise la sienne et voici qu'elle se rendait, elle-aussi, «là-bas, au terrain»

    Son père entraînait l'équipe «des juniors», oui « tu sais, le rugby et lui, ils sont dans une relation parfois un peu étouffante et même morbide, oui mais je préfère penser que sans ça, sa vie serait terne...» D'après elle, il devait déjà pointer du doigt les kilos en trop de quelques uns, alors qu'il menait le premier footing de pré saison sur un train d'enfer. «Les fêtes de village sont passées par là» avait-elle ajouté avec cette petite moue espiègle. Pour sur, j'en savais quelque chose et mes complices n'avaient plus dès lors qu'à éliminer toute cette mauvaise sueur. J'imaginais d'ici la scène. J'adorais ça, à l'époque, imaginer les choses. «Tu sais, je ne joue pas au rugby.» j'ai fini par avouer. «J'en ai même jamais fait. Là d'où je viens, on est pas tellement rugby...»

    Cette histoire est arrivée à une jeune adolescente alors qu'elle se promenait dans les environs de Belcaire. Elle s'appelait Mathilde et à chaque fois que je repense à elle, à sa façon de sourire lorsqu'elle a fini par me demander ce qui, bon sang, me retenait d'essayer, « moi, j'y joue bien. Mon père dit toujours que si tu sais regarder, alors tu peux jouer», trente ans et une kyrielle de vilains matchs plus tard, je ne cesse de me dire que la jeunesse aurait eu un tout autre goût sans elle. Oui. Un goût fade et rien d'autre...

  • Le fin mot de l'histoire...


    Après un dernier virage, le tracteur convoqua tout ce qu’il lui restait encore sous le capot pour maillocher avec un raidillon sévère. Six longues minutes. Interminables. Et comme ça, le moteur fumant comme un grand-père, jusqu’à ce petit coude situé sur la gauche de la route où un chemin de terre, tout juste praticable, abrégea momentanément les souffrances de la pauvre machine. Au bout d’une cinquantaine de mètres, le chemin débouchait sur un pré étonnamment plat. Un champ de trèfle suspendu entre les premiers sommets, toujours enneigés par endroit, et un paysage de hautes plaines sur lequel on avait d’ici une vue panoramique. C’était donc là, au milieu de ces beautés naturelles, en fin de compte pas plus remarquables que d’autres, c’était donc là que le Vieux se terrait depuis si longtemps.

    En léger contrebas, un plateau de moyenne montagne. Tout autour, un collier de chênes hérissés en collines assez abruptes tentait d’étrangler les perspectives. Leur ombre basculait au crépuscule sur un ensemble de champs entrecoupés de plantations de sapins. Quelques taches luisantes comme de la suie trahissaient la présence discrète de villages minuscules. Quand la brume s’étirait encore sur les champs, on se sentait flotter dans la fraîcheur de l’aube nouvelle et le vent révélait parfois l’odeur sucreuse du regain. Au mois d’août, il était possible d’y surprendre quelques cailles. Ce matin-là, le Vieux avait promis de conduire Arezki jusqu’à cette prairie de sauge où elles avaient pris l’habitude de venir nicher. La veille, il avait déjà été question de «lui enseigner quelques coins à cèpes.» Mais plus tard. Oui. Plus tard. Quand il aurait le temps. Mais le Vieux n’avait déjà plus beaucoup de temps. Cinq jours qu’Arezki partageait le quotidien de l’ancien capitaine aux soixante sélections, disparu du jour au lendemain- il y avait près de quarante ans.- ,sans laisser d’adresse et le jeune homme avait compris l’essentiel. Par ici, chaque matin devait se contenter de rêver le suivant.

    Dans ce champ, Arezki crevait de soif. La sueur lui poissait les mèches sur le front pire qu’un papier tue-mouche qui aurait intercepté toutes les particules- poussières d’herbe sèche, insectes occis par tout ce soleil toxique- peinant à s’extraire de cette atmosphère de plomb avec des efforts désespérés de nageur au ralenti dans l’eau lourde. A la descente du tracteur, son regard s’était, par réflexe, porté sur les balles d’herbe ordonnées en une litanie de petits tas comportant cinq unités chacun. L’organisation lui semblait des plus pointilleuses. Une manière de pointillisme paysan qui en disait assez long sur la forme obtuse que ne manquerait pas de prendre le reste de la journée. Pourtant, Arezki s’estimait privilégié. Oui….

    Au moment d’entreprendre sa quête, il était à cent lieues de s’imaginer qu’il pourrait jouir de ce genre d’intimité. Tout au plus espérait-il vivre une aventure. Oui. Enfin une aventure. Une vraie. Le genre d’expédition mûrement fantasmée dans sa jeunesse et qui lui avait donné envie de faire ce drôle de métier. Au début, il trépignait à l’idée de toutes ces rencontres- la magie de la rencontre, n’était-ce pas la seule raison de vivre de ceux qui embrassaient la carrière?-, toutes ces rencontres qui n’attendaient plus que lui. Mais personne ne vous attendait. Parce que l’époque était provisoirement ce qu’elle était, l’essentiel de ses activités avait vite pris un tour ambigu. Jusqu’alors, le métier se résumait pour lui à commenter un tas de matchs sur écran plat, quand il ne s’agissait pas de tenir la petite comptabilité morne des transferts en cours. Et puisqu’il était jeune, il lui semblait impossible de se résigner à ça. Peine perdue que cette façon de vivre. Arezki avait pris une décision: il n’allait plus se contenter de faire là on lui disait de faire. Enfin quoi, il n’était pas qu’un rédacteur parmi tant d’autres. Il était journaliste. A lui d’inventer la matière de ses rêves. Il lui restait quelques semaines de vacances à prendre et voilà qui tombait bien. Depuis quelques temps, une idée lui trottait dans la tête.

    Lui, le petit scribouillard de compte rendu pour tablettes, allait retrouver la trace de l’ancien capitaine qu’aucun journaliste n’avait pu approcher, de près comme de loin, depuis qu’il s’était retiré du monde. Ne voulait plus entendre parler de rugby. Encore moins du reste. La région où il s’était installé, une zone de montagnes et de petites vallées obscures reliées entre elles par un lacis complexe de sentiers et de routes creusées à flanc de roches, à force on l’avait localisée. Oui mais voilà. Depuis bientôt trente ans, on ne comptait plus le nombre de confrères, et parmi eux les plus fins limiers accourus des quatre coins de la planète, qui s’étaient tous, alors même qu’ils pensaient toucher au but, tous plus ou moins cassés les dents sur une sorte d’omerta générale. Par ici, sans doute parce que l’homme forçait le respect, avait d’emblée su faire corps avec la forme du pays, oui, par ici aucun n’était prêt à trahir son étrange vœu de silence. Était-ce, aussi et surtout, qu’ils avaient appris à le craindre? Entrait-il dans cette histoire une forme de superstition? Non. Il y avait autre chose.

    «Ne te fais aucune illusion, l’avait prévenu un confrère qui avait passé l’essentiel de sa vie dans la chronique sportive et attendait simplement la fin avec sagesse. Personne ne voudra te parler. Après s’être tous murés dans le silence, si tu insistes et reviens malgré tout à la charge, ils finiront par te mener en bateau, ça oui. Longtemps. Se montreront soudain sous un jour plus aimable et ils savent très bien l’être dès qu’il s’agit de faire monter un peu la sauce. C’est leur façon de te raconter une histoire et les secrets, ils le savent, sont à l’origine de toutes les bonnes histoires. Alors ils te lanceront sur des fausses pistes, car ça les amuse. Un soir, l’un d’eux promettra même de te conduire jusqu’à lui et souvent après t’avoir fait poireauter des plombes dans la neige ou en plein soleil. Ils vont jouer avec toi jusqu’à te faire croire que tu es le maillon essentiel de leur histoire. Jusqu’à user ta patience. Ce peuple des montagnes est assez fort pour ça, tu sais. Avec le temps, celui qu’ils appellent le Vieux est devenu l’attraction numéro un, par-là-bas. Une attraction d’un genre particulier, puisque il s’agit d’une attraction invisible. Sans ce secret qui l’entoure, tout le château de cartes s’écroule, tu vois? S’ils le trahissaient, j’ai fini par le comprendre à mes dépens, ils auraient trop peur de perdre une partie de leur âme.»

    Arezki avait pourtant décidé de passer outre ses mises en garde, et avec ce mélange d’entêtement naïf et d’empathie sincère, tout ça qui avait pas mal désarçonné la population locale, il avait, somme toute assez facilement, réussi tout d’abord à se faire accepter d’elle, avant d’entrevoir cette chose essentielle: ici, et sans doute plus qu’ailleurs, il semblait que tout se passait dans le silence. Au lieu de perdre son temps à vouloir coûte que coûte forcer le verrou de la parole- tant d’autres avant lui avaient du s’échiner à le faire. Pour ensuite recouper les bribes d’indices recueillis, ça et là, en écumant tous les bars de la région que le bon dieu avait bien voulu mettre sur leur route. Arezki supposait d’ici tous les numéros de sourde oreille devant une kyrielle de café calva. Les parties de poker menteur, bien sur toutes perdues d’avance, âprement disputées à l’heure de l’apéritif. Et, qui sait, les salves de chevrotine ou le molosse qui vous dégringolent dessus en signe de bienvenue-, oui, au lieu de perdre son temps avec ça, il avait décidé de se fondre sans bruit dans le paysage et d’attendre, dans la position du tireur couché, ce moment où le silence se brise. Comme ça. De lui-même.

    Arezki avait le moral dans les chaussettes et plus qu’une paire de rechange. Trois semaines- ce reliquat de congés qui se réduisait comme peau de chagrin- à traquer un fantôme. Trois semaines et il fallait se rendre à l’évidence: le jeune homme n’avait tout simplement pas réussi là où tout le monde avait échoué. Voilà tout. C’est alors qu’au moment de remonter dans sa vieille Ford, un teuf-teuf fracassant se fit à fendre le silence du mois d’août…

    «Alors finalement, vous m’avez trouvé.» s’était contenté de dire Le Vieux, comme Arezki s’avançait, un peu mal à l’aise, vers l’ermite. «Il fallait bien que ça arrive. C’est sans doute le bon moment, j’imagine. Je suis malade. Je n’en ai plus pour très longtemps. Alors, faites ce que vous êtes venu faire.Mais je vous préviens. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez, je ne répondrai à aucune. Je peux même vous héberger quelques jours, si le cœur vous en dit. » Ne poser aucune question, puisque. Mais l’observer vivre, ah mais rien que ça…

    Arezki avait bien sur accepté le compromis. Bien sur.
    «Vous savez, j’ai eu droit à la plus belle mort du sportif à laquelle on puisse rêver et il me semble que les morts ne sont pas là pour être aimés.» avait lâché le Vieux, qui s’était rembruni, le regard triste tourné vers la fenêtre. C’était un peu plus tard, ce matin-là, au moment où il tendait au jeune journaliste un grand bol de café au lait. «Vous nous quittez demain, c’est bien ça? J’imagine qu’à présent vous avez tout ce qu’il vous faut pour me tirer le portrait, n’est-ce pas?»

    Cinq jours à dormir sous le même toit, à travailler à ses cotés, à partager l’unique repas du soir, souvent frugal d’ailleurs- comment expliquer autrement l’ossature de cet ascète de soixante et quinze ans dont rien n’indiquait qu’il quitterait bientôt ce monde. Mais il avait peut-être menti délibérément….-, mais oui, Arezki avait bel et bien matière à écrire un papier au long cours, cet article impossible que tous ses confrères à travers les âges lui envieraient bientôt. «Les gens comme vous, je suppose que dans le fond rien n’a tellement changé, adorent diviser les gens comme moi entre taiseux et bons clients. «Bons clients», c’est bien comme ça que vous dites? J’ai, disons, toujours voulu éviter d’aller dans leur sens. Mais ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. Vous m’avez donc regardé vivre et quelques détails ont du vous frapper. Qu’avez- vous fini par apprendre sur mon compte? Que je ne ferme jamais la porte quand je vais au cabinet? Que j’ai, même si je fais en sorte de le dissimuler, une peur bleue de l’orage? J’aurais pu vous faire part de mon ressenti sur le rugby actuel. C’est vrai, j’aurais pu, vous m’êtes plutôt sympathique. Et pour en dire quoi? Qu’il est devenu trop ceci, à mon gout. Et plus assez cela. Et je n’aurais fait que parler de moi en faisant mine de m’intéresser aux autres. On en revient toujours à ça, enfin, il me semble. A cette chose hideuse…La nostalgie.J’aurais pu vous fournir une explication clé en main, revenir sur les motifs profonds qui m’ont poussés à vivre comme je vis, en usant de tous ces demis mensonges qui suffisent à rendre les choses plus honorables. Mais ça sert à quoi de parler quand personne n’écoute? Vous aurez beau dire, jeune homme, mais c’est une idée précise qui vous a amené jusqu’à moi. Des fantasmes. Une intuition. Des…appelez-ça comme vous vous voulez…Mais oui, vous êtes venu ici pour vérifier quelque chose, comme tous les gens qui voyagent. Croyez-moi…Il est impossible de lire dans l’esprit des gens. La vie serait impossible sinon…»

    Une heure qu’Arezki s’esquintait le dos en chargeant les balles de trèfle sur la remorque du Vieux. Dès la première prise -même un citadin comme lui avait bien senti que quelque chose clochait-, oui, il s’était rendu compte que le manche de la fourche était un poil trop court. «Non, pas comme ça….le manche, appuyez le sur votre cuisse et puis fléchissez les genoux…vous auriez fait un piètre seconde ligne…», s’était gentiment moqué le vieux. Avant de poursuivre d’une voix blanche. «Oui, tout compte fait, je suis content que ce soit vous. On ne peut pas tromper la mort indéfiniment. J’ai longtemps cru qu’en sortant du champ de vison, on pouvait survivre…Cette théorie selon laquelle le monde se partagerait, à part égale, entre voyeurs et d’exhibitionnistes, ça ne date pas d’aujourd’hui, vous savez…C’est devenu un cliché à force, non? Alors, dites-moi un peu, quel est le fin mot de l’histoire? Un mariage qui a fini par prendre l’eau? Cette carrière d’entraîneur improvisée sur le pouce, où j’ai très vite montré mes limites? Ou bien ce qu’on a pudiquement appelé « mes mauvaises affaires»? A part ma carrière de rugbyman, j’aurais donc tout raté dans ma vie…c’est à vous, désormais, d’amorcer les choses…»
    Une heure qu’Arezki s’esquintait le dos. Et puis cette soif. « Y’a une source, là-bas derrière.» Le Vieux venait de lui indiquer un mince rideau de frênes qui ourlait le pré sur son flanc droit. Sitôt franchie la lisière des arbres, Arezki tomba nez à nez avec un daim reposant en équilibre précaire sur deux immenses galets qu’on supposait d’ici très glissants. Le spectacle de cet animal venu boire au ruisseau faisait partie de ces choses qui, en principe, avaient tout pour l’émouvoir, pourtant c’était presque un malaise qu’Arezki ressentait à présent. Comme un début d’inquiétude. Peut-être savait-il déjà que cet article, non, il ne l’écrirait pas.