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  • A la vitesse d’un mélodrame..

    J’ai enfourché mon vélo. J’ai fait ça comme on prendrait le sac et la cendre. Et puis j’ai pédalé, un vieux bonnet de marin vissé sur le crâne, j’ai pédalé jusqu’à mettre assez de distance entre mon découragement et la maison que j’occupais depuis mon retour ici. Une longère où ma voisine- petite bonne femme au visage ridée comme une pomme d’hiver. Je revois encore ses manières rudes. Cet air de vieille dame indigne qui la rendait attachante. Et cette façon qu’elle avait de vous sourire sans vraiment vous sourire- avait bien voulu que je m’installe provisoirement- elle me la louait pour une bouchée de pain-, en échange de quelques travaux de rénovation. Un peu de plomberie. Une chape à couler dans la cuisine. Et ce bout de terrain laissé en friche depuis des lustres que j’avais entrepris de transformer en jardin d’ornement. Des promesses. Encore des promesses…

    Les muscles ne mentent pas. Après un quart d’heure d’efforts, j’approchais, le souffle court et les mains en haut du guidon, de la petite maison forestière située auprès de l’embranchement formé par la rue principale du bourg et celle qui mène au col de la croix des morts. Cette petite maison où j’avais vécu avec mon garde forestier de père. Il y avait si longtemps…

    Le vent s’est levé. Je n’en pouvais déjà plus. Un vent cinglant qui m’a très vite obligé à mettre pied à terre. Rien d’autre à part ce vent et quelques nuages pour occuper tout l’espace disponible entre ciel et plaine. Des nuages poudreux que la bourrasque faisait défiler à la vitesse d’un mélodrame…

    Très tôt, ce matin-là, je suis sorti boire mon café sur la terrasse. Un mauvais café. Trop de grains moulus. Et moulus beaucoup trop fin. Je venais de remettre à plus tard mes grands projets de ménage. Même pas envie de ranger ma chambre où le linge sale s’amoncelait un peu partout. Non. Je me suis contenté de la balayer du regard et voilà. Il faisait froid à l’intérieur. J’aurais pu essayer de rallumer le feu. Au lieu de ça, j’ai enfilé un pull col cheminée histoire d’apporter une touche d’élégance à cet hiver désolant de solitude. Dans la vie de tous les jours, les petites choses sont importantes, alors j’ai pris le temps d’aller saluer ma voisine qui donnait un peu d’eau aux poules. Je l’ai regardé faire, longtemps- un peu d’eau pour les poules- de l’herbe aux lapins-quelques poignées de gros sel «pour empêcher que la cour ne glisse trop»-, et tandis qu’elle s’acquittait de toutes ces taches répétitives avec une belle indifférence de princesse tibétaine, j’ai réalisé à quel point elle était restée la même…

    Peu à peu, le vent s’est calmé. Je me suis remis en selle. J’avais envie de revoir la maison forestière où mon père et moi avions vécu. N’étais-je pas revenu ici pour ça…

    Oui, après toutes ces années, cette femme était restée la même. Bien sur, elle avait subi les outrages du temps – et puisque le temps, dans cette contrée âpre, laissait de toute façon assez peu de place aux coquetteries…-, mais cette façon de vous sourire sans vraiment vous sourire, je l’aurais reconnue entre mille. Elle m’avait tirée d’un très mauvais pas, à l’époque.

    Mon enfance…J’avais dix ans et mon père s’était remis à boire comme un gouffre. Sa seconde femme venait de le quitter après une énième dispute, celle-ci, je m’en souviens, un peu plus violente que les autres. J’avais dix ans et il avait bien du mal à s’acclimater aux mœurs locales. La seule chose d’étonnante chez lui, c’est qu’il ait pris le temps de m’inscrire à l’école de rugby. Pour quelqu’un qui avait le sport en aversion, oui, ça avait été une décision plutôt étonnante. Sans doute pensait-il que comme ça, moi au moins, je pourrais me faire des amis…

    Ce matin, le givre était partout sur le jardin en voie de développement où, bien sur, rien n’avait vraiment avancé, et tout à coup une phrase m’est revenue. Une phrase de Cioran. «Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance.» Dans la vie d’un écrivaillon aux plumées mazoutées et qui désespère de planer, un jour, à l’empyrée sur les ailes du verbe, ce genre de phrase n’a plus tellement d’importance…

    Sur la route où je pédalais, nettement plus à mon aise à présent, soudain j’ai eu envie de rentrer. J’étais revenu par ici avec l’espoir que la brume qui entourait ces souvenirs douloureux se déchire, comme ça arrive quelquefois, mais au dernier moment je me suis dit qu’il ne servirait à rien de déranger ces fantômes de l’enfance. Au bout de quelques mètres, je suis descendu de vélo. J’avais besoin de reprendre mon souffle. De me calmer. J’ai fait celui qui élève un regard inspiré vers l’horizon et tout m’est revenu…

    Mon père avait raison. Les rares amis que je me suis fait à l’époque, c’est à l’école de rugby que je les ai à peu près tous rencontrés. J’ai aimé ces heures où l’on pouvait presque avoir l’impression qu’à tout instant une autre idée de la vie- cette recherche permanente de sensations plus intenses. Le besoin tout à coup rendu possible de se frotter à toutes sortes de risques- oui, qu’à tout instant une autre idée de la vie s’apprêtait à envahir nos petites existence, bien grises jusqu’ici…

    Oui, après toutes ces années, cette femme et moi étions restés les mêmes et je me suis souvenu de cette fois où je m’étais mis en tête d’aller à l’entraînement en stop, puisque mon père n’avait pas dessaoulé depuis une semaine et qu’il dormait comme un plomb, ce jour-là. Je me suis souvenu qu’elle s’est arrêtée à ma hauteur, auprès de l’embranchement formé par la rue principale du bourg et celle qui mène au col de la croix des morts. Et puis qu’elle m’a souri, toujours cette façon de vous sourire sans vraiment vous sourire, en ouvrant la portière coté passager. Qu’elle m’a dit «Allez monte». Oui, voilà. «Allez, monte…»

    (Photo Frédérick Jeantet)

     

  • Comme le héros blessé du film


    On attendait une après-midi ensoleillée sur les trois quarts du pays, mais pour Marc, il était temps que cette journée se termine. Et si possible, un peu mieux qu’elle n’avait débuté. Mais il y a des jours comme ça, dans la vie, Marc le savait, des jours dont on sent, et ce à l’instant même où ils commencent, qu’il ne va pas falloir en attendre monts et merveilles…

    Marc habitait en face de la gare, et ce matin il lui avait semblé-bien sur il pouvait se tromper. Du reste, il s’était souvent trompé-oui, ce matin il lui avait semblé que ce qui restait de la nuit précédente- épaves molles et silencieuses dont on aurait presque pu supposer d'ici que tout ça avait du vibrer et même assez haut et même très fort- n'avait toujours pas envie de rentrer à la maison. Non. Pas encore. Non. Pas tout de suite. Et ces silhouettes titubant dans les premières lueurs du jour l’avaient, un peu malgré lui, ramené plusieurs années en arrière. Au temps de la jeunesse quand les complices du rugby le raccompagnaient jusqu’à la maison, tel le héros blessé du film. Une fois, -s’en souvenait-il?-, il leur avait lancé «nous ressemblons aux cuirassés à la dérive. Nous avons encaissé tant d’assauts qu’il est temps de se noyer dans un océan d’amour et de haine…»

    Dans le train qui le menait à présent vers le stade où ses deux fils s’entraînaient, le regard perdu, vide, absent, il tachait de se distraire, de diluer son désarroi en guettant des tendresses minuscules sur le visage des autres passagers. Mais à une heure pareille-16h, un mercredi de décembre gris et frisquet- à cette heure, se dit-il, il était encore, soit bien trop tard, soit un peu trop tôt pour ce genre de choses. A cette heure, les fatigues du matin avaient depuis belle lurette reculé dans l’ombre, perdu du terrain face au brouhaha des conversations. C’est alors qu’une voix, quelque chose d’austère et de sec qui lui parut immédiatement familier, le tira de sa torpeur. Une voix, revenue du plus loin de l’oubli, qui répétait comme une sorte de mantra: « Pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es rugbyman.» Celle d’un homme engoncé dans un imperméable mastic couverts de taches, un pantalon en velours vert rentré dans de grosses chaussettes rouge et noire qui remontaient au-dessus du genou…

    Vers 8 h, Marc et son ex-femme s’étaient donnés rendez-vous et c’était comme ça, chaque semaine, une manière de faire le point. Aucun des deux n’avait envisagé de refaire sa vie et pour éviter de faire subir aux petits leurs différents de couple, ils s’étaient finalement décidés pour une garde alternée dans un domicile unique. Les enfants habitaient donc toujours dans leur ancienne maison- « en terrain neutre» ironisait Marc quelquefois- et une semaine sur deux, elle ou lui regagnait «tout simplement» le petit studio que chacun louait de son coté. Il arrivait que les choses en viennent à s’envenimer entre eux, pour une brosse à dent ou une paire de chaussettes oubliées. Ce genre de négligences assez insignifiantes mais qui suffisaient encore à ressusciter de manière brutale le fantôme de leur couple « Si tu pouvais éviter de laisser traîner ton protège-dents» avait-elle dit, plus sèche que d’habitude, ce matin-là…

    Un peu plus tard, au travail (Marc était chef dans une brasserie de marché) alors qu’il faisant dorer des cuisses de lapin, il eut l'impression d'assister à la mort d'un personnage. Le jour où ses deux gamins lui avaient fait part de leur envie conjointe de se mettre au rugby, presque aussitôt il avait décidé de raccrocher les crampons. Pas envie que leur destin et le sien puisse un jour se confondre. Marc les aimait trop pour ça. Enfin…C’était surtout que…comment dire…il avait toujours été intimement convaincu que pour que quelque chose vive, il fallait bien qu’une autre accepte de faire place nette. Et bientôt ce serait à eux de lui raconter leurs batailles, d’évoquer leurs victoires éclatantes, de revenir avec pudeur sur les raclées abondantes qui ne manqueraient pas de jalonner et d’instruire leur parcours de jeunes gens…

    «Pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es…» Dès l’instant où Marc s’était levé de son siège, l’homme à l’imper mastic avait disparu.

    (Photo Frédérick Jeantet)

  • Dubrovnik


    Lumière un peu rase. Autour du square, il y a ce gamin qui tâtonne, un ballon de rugby sous le bras. En vidant le lave-vaisselle je ramasse le souvenir de ta main. Me cogne le front sur le plan de travail- une planche de bois brut poncée à la sauvette et qui repose en équilibre précaire sur deux tréteaux- en croyant l’atteindre. Le choc n’est pas tellement violent, non, mais je ne suis plus si jeune. Je reste plusieurs minutes sur les fesses, sonné. Mon poignet tremble. La tête me tourne un peu. Je desserre lentement ma prise…

    Quelques-unes, quelques-uns, encore hier soir, chez Jeff, s'interrogeant à voix haute avec un tas de points d'interrogation perplexes: mais pourquoi écrire des nouvelles, enfin tes trucs-là (on ne sait pas ce que c'est, dans le fond.) sur le thème du rugby? Sans rire? Enfin, pourquoi…

    Une petite cuillère. Ce matin, voilà tout ce que j’aurai réussi à sauver de notre histoire. Demain, promis, je tente à nouveau ma chance. Promis. Oh je sais bien ce que tu as fini par penser de mes promesses. Et c’est vrai qu’elles disent souvent beaucoup d’un être. C’est vrai. Sauf que moi, je peux bien le reconnaître, je ne t’en ai jamais trop faites. Des promesses, vraiment des promesses…

    J’ai voulu m’expliquer un peu, leur expliquer dans quelle mesure j’étais, comme la plupart des gens, il me semble, une armée mexicaine à moi tout seul. Un condensé de paradoxes. Un de ces fils naturels de la mélancolie. Certes, certes. Mais aussi leur dire à quel point, justement, le rugby était par essence un sport qui permettait, oui parfois, de lutter contre l’impuissance mélancolique à laquelle nous invite souvent ce monde…

    Le canari de la voisine d’en face s’en donne à cœur joie et maintenant j’ai mal au ventre. Le cassoulet d’hier soir- un précis sur la carambouille de viande à lui tout seul. Et gras à ne pas croire. Et…- a bien du mal à passer. J’aurais du vérifier la date, sur la boite. Et puis aussi ces bières de trop, chez Jeff. Encore un samedi qu’on aurait mieux fait de cuisiner autrement. Encore un. Je me relève tant bien que mal. Ça tourne un peu moins. Disons que ça ne tourne plus que dans un seul sens et c’est déjà ça. Oui, me dis-je, alors que je me déplace dans une épaisse odeur de gueule de bois jusqu’au lavabo de la salle de bain, d’ici quelques minutes, ça ira déjà mieux et ce matin pourra reprendre sa place dans le trafic…

    C’est un mot et un concept un peu fourre-tout, je sais bien, la mélancolie. Je sais-je sais. Bon, il s’agit en fait d’un mal un peu anglais venu frapper à l’improviste, un soir de novembre, à la porte d’un adolescent qui avait deux grands rêves dans sa vie: être un rugbyman amateur qui saurait voir les derniers espaces libres, et puis travailler pour le cinéma, parce que vous savez, le rugby et le cinéma sont les deux dernières grandes utopies collectives à tenir encore la route. Des utopies à la Gaudi. J’ai voulu leur expliquer…Que j’étais un condensé de tout ça et puis de tout un tas de bonheurs miniatures, aussi, et bien sûr, d’un sacré paquet de désirs inaboutis. Que c’était sans doute pour cela que l’ensemble tenait toujours en l’air. Mais ils n’écoutaient pas…

    J’ai faim et j’ai envie d’une cigarette, sans savoir dans quel ordre. Fixée par un magnet coca-cola, bien en évidence sur la porte du frigo, il y a cette ancienne carte postale avec une vue de Dubrovnik. Nous avions pris l’habitude de nous envoyer des cartes postales de ce genre, dès qu’on visitait une ville pour la première fois. Des cartes postales vides. Muettes. Lisbonne. Istanbul. Genève. Vienne…Dubrovnik. Pourquoi est-ce la seule que j’ai conservée? Pourquoi trône-t-elle comme ça sur le frigo? Avons-nous été vraiment heureux dans cette ville? Lisbonne. Istanbul. Genève...Nous avions parfois l’air de bien nous entendre…Dubrovnik. Il me semble pourtant que c’est là-bas, oui, que j’ai senti que quelque chose était sur le point de vaciller. A des riens. Ton regard qui s’altère. Il ressemble à ces parenthèses comme il y en a dans les conversations un peu ennuyeuses et qu'on ferme avec douceur, sans qu'elles aient pu servir à quoi que ce soit. Mes mains maladroites, déjà, qui ne te touchent plus…

    Quand je suis sorti de chez Jeff, on aurait dit que le ciel cherchait quelque chose. C'était tout brouillé. Vagues de vieux rose et gros nuages de cendre qui s'abouchaient. Tu me parlais souvent des larmes du diable. Souvent.

    J’ai voulu relire quelques notes et d’un seul coup je me suis senti très triste. Aussi triste qu'une nouvelle dont la trame s'effiloche et finit par se perdre dans les méandres de la ville, comme au moment de se remettre au travail, on assiste, impuissant, à la chute de son imagination…

    Pendant que mon estomac oscille d’un spasme à l’autre- pas grand-chose dans le frigo. Quelques carottes à gueules cassées et un pot de fromage blanc «date courte», périmé depuis plus d’une semaine- j’ai envie de voir si le gamin est toujours en bas. Près du square. Tout seul avec son ballon de rugby sous le bras. Pour quelle raison une angoisse m’envahit-elle lorsque je réalise soudain qu’il a disparu?

     

    (Photo Frédérick Jeantet)