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Comme le héros blessé du film


On attendait une après-midi ensoleillée sur les trois quarts du pays, mais pour Marc, il était temps que cette journée se termine. Et si possible, un peu mieux qu’elle n’avait débuté. Mais il y a des jours comme ça, dans la vie, Marc le savait, des jours dont on sent, et ce à l’instant même où ils commencent, qu’il ne va pas falloir en attendre monts et merveilles…

Marc habitait en face de la gare, et ce matin il lui avait semblé-bien sur il pouvait se tromper. Du reste, il s’était souvent trompé-oui, ce matin il lui avait semblé que ce qui restait de la nuit précédente- épaves molles et silencieuses dont on aurait presque pu supposer d'ici que tout ça avait du vibrer et même assez haut et même très fort- n'avait toujours pas envie de rentrer à la maison. Non. Pas encore. Non. Pas tout de suite. Et ces silhouettes titubant dans les premières lueurs du jour l’avaient, un peu malgré lui, ramené plusieurs années en arrière. Au temps de la jeunesse quand les complices du rugby le raccompagnaient jusqu’à la maison, tel le héros blessé du film. Une fois, -s’en souvenait-il?-, il leur avait lancé «nous ressemblons aux cuirassés à la dérive. Nous avons encaissé tant d’assauts qu’il est temps de se noyer dans un océan d’amour et de haine…»

Dans le train qui le menait à présent vers le stade où ses deux fils s’entraînaient, le regard perdu, vide, absent, il tachait de se distraire, de diluer son désarroi en guettant des tendresses minuscules sur le visage des autres passagers. Mais à une heure pareille-16h, un mercredi de décembre gris et frisquet- à cette heure, se dit-il, il était encore, soit bien trop tard, soit un peu trop tôt pour ce genre de choses. A cette heure, les fatigues du matin avaient depuis belle lurette reculé dans l’ombre, perdu du terrain face au brouhaha des conversations. C’est alors qu’une voix, quelque chose d’austère et de sec qui lui parut immédiatement familier, le tira de sa torpeur. Une voix, revenue du plus loin de l’oubli, qui répétait comme une sorte de mantra: « Pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es rugbyman.» Celle d’un homme engoncé dans un imperméable mastic couverts de taches, un pantalon en velours vert rentré dans de grosses chaussettes rouge et noire qui remontaient au-dessus du genou…

Vers 8 h, Marc et son ex-femme s’étaient donnés rendez-vous et c’était comme ça, chaque semaine, une manière de faire le point. Aucun des deux n’avait envisagé de refaire sa vie et pour éviter de faire subir aux petits leurs différents de couple, ils s’étaient finalement décidés pour une garde alternée dans un domicile unique. Les enfants habitaient donc toujours dans leur ancienne maison- « en terrain neutre» ironisait Marc quelquefois- et une semaine sur deux, elle ou lui regagnait «tout simplement» le petit studio que chacun louait de son coté. Il arrivait que les choses en viennent à s’envenimer entre eux, pour une brosse à dent ou une paire de chaussettes oubliées. Ce genre de négligences assez insignifiantes mais qui suffisaient encore à ressusciter de manière brutale le fantôme de leur couple « Si tu pouvais éviter de laisser traîner ton protège-dents» avait-elle dit, plus sèche que d’habitude, ce matin-là…

Un peu plus tard, au travail (Marc était chef dans une brasserie de marché) alors qu’il faisant dorer des cuisses de lapin, il eut l'impression d'assister à la mort d'un personnage. Le jour où ses deux gamins lui avaient fait part de leur envie conjointe de se mettre au rugby, presque aussitôt il avait décidé de raccrocher les crampons. Pas envie que leur destin et le sien puisse un jour se confondre. Marc les aimait trop pour ça. Enfin…C’était surtout que…comment dire…il avait toujours été intimement convaincu que pour que quelque chose vive, il fallait bien qu’une autre accepte de faire place nette. Et bientôt ce serait à eux de lui raconter leurs batailles, d’évoquer leurs victoires éclatantes, de revenir avec pudeur sur les raclées abondantes qui ne manqueraient pas de jalonner et d’instruire leur parcours de jeunes gens…

«Pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es…» Dès l’instant où Marc s’était levé de son siège, l’homme à l’imper mastic avait disparu.

(Photo Frédérick Jeantet)

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