Les larmes du diable...
C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…
Nous sommes arrivés au village dans l’après-midi. Une longue route. Près de 900 km avalés d’une traite. Tu tenais absolument à conduire, alors tu as conduit. Un peu trop vite, d’ailleurs, mais j’ai évité de t’en faire la remarque. Et puis nous avions décidé de prendre des chemins de traverse. De fuir la foule, les cohues estivales. C’était mon idée et tu as deviné à ma façon de vouloir étirer les choses que ce retour au village me coûtait un peu, me gênait. Oui que tout ça me pesait, d’une certaine manière. Il y a toujours une forme de régression à revenir sur les lieux de votre jeunesse. Les lieux demeurent inchangés mais sous les apparences, comme un courant étrange qui trouble l’onde.
Dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. En mieux? En pire? Personne n’arrive jamais à se décider. Et c’est vrai qu’ici rien n’avait changé. Même place éclaboussée par la lumière d’août. Mêmes tilleuls et leurs façons plantureuses, dressés dans l’attente d’une hypothétique relève de la garde. Et à l’ombre du feuillage, les mêmes lourdeurs des joueurs de boules, encore plus lourds, plus lents, peut-être, que dans mon souvenir. Seul le bruit de l’abreuvoir manquait à l’appel- et dessous le caniveau en pierre. Cette mousse verdâtre qui recouvrait la margelle et nous qui en glissions parfois à force de scruter le fond, de remuer la vase à l’aide de nos petites branches de frêne, en quête de têtards ou de cette fameuse salamandre rouge qui, bien sur et pas plus que le dahu, n’a jamais existé- oui, quand nous sommes arrivés, j’ai remarqué un parking à la place de l’abreuvoir à vaches où certains veaux avaient peur de boire, ça me revient, à cause du bruit de la fontaine…
Il fait nuit. Une belle nuit d’été. Une nuit pure, presque fraîche et dans le ciel constellé d’étoiles, il y a comme un souvenir qui flambe. Ma mère qui feuilletait le bulletin local sur la terrasse, «quatre pages et rien dedans!», rentre une minute et ses espadrilles fatiguées font un joli bruit de serpillière sur le sol, comme le reste toujours impeccable. Possible qu’elle ait encore- et pour la énième fois de la semaine- tout lavé à grand eau en apprenant notre venue. «Ton père dit toujours que je suis maniaque. Mais si je l’écoutais, la maison serait un vrai taudis. Et dieu sait ce qu’il me rapporte comme saletés! Lui et sa ferme, comme s’il pouvait pas prendre sa retraite, à son âge. Trois ou quatre poules, ça suffirait bien et on pourrait faire un beau voyage, de 5temps en temps. Mais non, il lui faut ses vaches. Alors, adieu panier.» Papa va sur ses soixante-dix ans. Maman n’est pas prête de partir en voyage…
Une autre nuit d’été, à présent je m’en souviens, nous nous étions baignés dans cet abreuvoir. Mais il s’agissait d’une nuit bleue. Une de ces nuits glacées, une nuit bienvenue quand les ardeurs de l’adolescence ne demandent qu’à être tempérées sur le pouce, comme ça, sur les coups de trois heures du matin. Une nuit un peu folle au cours de laquelle la petite bande de copains que nous formions alors avait mûri le projet, lui aussi un peu fou, mais quelque peu bancal, carrément pourri à la base, de mener une expédition que nous voulions punitive- et voilà un bien grand mot dans la bouche morveuse d’une poignée de gamins avec pour seule ligne d’horizon la croupe bossue des vaches et dont les exploits se limitaient jusqu’ici à quelques paquets de Caporal chipés à la sauvette dans la besace du garde- champêtre et encore fallait-il que le bougre s’endorme contre une souche après le coup de vin cuit de trop, comme cela lui arrivait parfois, certains dimanches, au retour de chez quelque veuve isolée des métairies voisines- projet mûri dans l’amertume- il fallait voir nos visages dévastés, tordus par un stupide désir de vengeance et nos petites tendresses déçues battant nos paupières toutes rétrécies de haine à mesure que le courage nous venait maintenant que les bouteilles de mousseux, escamotées en douce par le fils de l’épicier, circulaient de bouche en bouche- oui, projet de nous venger et pas qu’un peu de l’équipe qui venait de nous battre- à plate couture. Par plus de six essais d’écart, imaginez!- en finale du grand tournoi réunissant, chaque année à l’occasion du quinze août, rien moins que toutes les équipes cadets de la région. Un tournoi auquel nous venions de participer pour la première fois…
Maman parait nerveuse. Ses rhumatismes la tourmenteraient-elle plus que d’habitude? Oui, sans doute. «Tu n’aurais pas vu mon châle, par hasard?» lâche-t-elle, sur un ton presque autoritaire, avant de se raviser, de se remettre à parler à voix basse. Je lui fais un petit signe de la main. Lui indique le canapé où tu viens de t’assoupir et c’est là, près du feu. « Oh la pauvre. Elle doit être exténuée après tous ces kilomètres. Ne la dérange pas. » Papa est monté depuis un bon moment déjà. «J’attends que le sommeil vienne pour de bon, tu sais, avant de le rejoindre. Ton père ronfle et c’est pas de pour rire, hein. Cet hiver, et bien sa tête a atterri sur la mangeoire, la fois où il a dégringolé par une trappe du pallier. Y s’est pas loupé. Le nez en a pris un coup…Déjà que. Mais va lui faire entendre qu’il doit se faire voir! Pff…J’espère au moins qu’avec le bruit de l’orchestre, il va quand même arriver à s’endormir. Et toi, à la fête, tu n’y vas pas…juste faire un tour…»
Depuis deux ans, nous avions coutume d’assister à ce tournoi dans les tribunes, convaincus cependant qu’on aurait eu toutes les chances d’y briller, si et seulement si. Oui mais voilà, même par ici, août dépeuplait tout, amputant à chaque fois notre équipe d’au moins deux ou trois éléments. Un tel en vacances à la mer, tel autre parti aider un oncle pour les moissons. Jamais les mêmes qui manquaient mais il en manquait toujours un ou deux. Et chaque année, la déception de ne pouvoir y prendre part nous accablait. Quand vous êtes jeune, que vous jouez au rugby, je ne sais pas, mais il me semble que vous ne pouvez aimer que ce qui se gagne- ou ce qui se perd, mais ça c’est au prix d’un sacré cheminement intérieur que seuls certains d’entre nous allaient entreprendre, beaucoup plus tard.- en jouant. Toujours, tapi comme une bête, il y a en chacun de vous ce besoin, inconscient mais tenace, de se confronter à l’autre, de mesurer ses forces à l’aune d’un adversaire qu’on estime enfin à sa taille, ou même infiniment- largement supérieur et tout est là, des mots féroces, des mots au goût de sang pour un peu vous couleraient de la bouche, le cœur n’a plus qu’une seule idée en tête: s’ouvrir au tout venant, à ce qui va bientôt vous écorcher le cuir. S’offrir.
Téter les larmes du diable. Alors, réduits par la force des choses à ne faire que ça: regarder les autres courir, sauter, plaquer, se passer la balle, nous donnaient l’impression de n’être que de vulgaires petits voyeurs- A 14 ans, votre place n’est pas en tribunes, non, ça c’est tout juste bon pour les anciens, vos parents, vos copines...- et on l’avait vraiment mauvaise. Vraiment. Surtout Charles, notre demi de mêlée, le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute, lui…
Maman est montée se coucher dans une odeur de tisane. Je suis venu m’asseoir près du feu. Tu dors profondément. Je t’observe en tirant quelques lattes sur cette cigarette slim que je viens de prélever en douceur dans ton paquet, celui que tu destines en général aux soirs de fête, lorsqu’il te plait d’en fumer une ou deux en passant, d’un air distrait. «Ca me donne une allure presque mondaine, enfin, moi je trouve.» dis-tu quand les gens t’interrogent, toujours surpris de te voir un clope à la bouche. D’ici je peux sentir ton cœur qui bat, le sentir battre comme si c’était le mien- aussi clairement que si c’était le mien. Enroulée dans ce châle, je me demande si tu es vraiment faite d’os et de peau. Hier, lors d’un de nos innombrables- c’est simple, à force j’ai perdu le compte- petits détours buissonniers, tu m’as appris que cette bière un peu fade que je venais d’avaler d’une traite, oui, que cette bière avait commencé à mousser depuis la mer du Japon et j'ai aussitôt cessé de regarder la terrasse- petite terrasse de centre ville vampirisée par une serveuse qui avait des mots pour à peu près tout. C'était au point que son plateau débordait. En plus du reste regardant son métier, là-dessus des tas de mots qui patientaient, joyeuse troupe de comédiens guettant la consigne, "action!", toujours prêts à l'emploi, toujours bons pour le service. C'était assez beau. Il faisait de plus en plus soif.- oui, j’ai aussitôt cessé de regarder le monde avec cet air écrasant de supériorité que tu me reproches si souvent. Tu sais, cet air-là…
C'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais... J’ai fini par aller faire un tour à la fête. Il était assez tard quand je me suis décidé, à peu près certain de n’y rencontrer personne, aucune tête connue, aucun ami qui puisse me ramener plus de trente ans en arrière. Ca m’allait plutôt bien. Mais dans le fond, c’est toujours pareil alors que tout concourt, vous pousserait presque à croire que tout a changé. Je suis tombé sur Charles, accoudé à l’angle de la buvette. Charles notre demi de mêlée de l’époque, Charles le capitaine de l’équipe, un véritable chef de meute lui, Charles qui au dernier moment nous avait persuadé de faire machine arrière, cette nuit-là… et autour réunis en cercle, presque tous les membres de l’équipe. Et ils étaient tous là, à part bien sur ceux qui manquaient. Même par ici, août dépeuplait tout, un tel parti à la mer en famille, un autre requis par quelque vêlage difficile. Peut-être évoquaient-ils à nouveau- mais comme j’ai préféré fuir, tourner les talons, je n’en sais rien- cette fois- la seule- où nous avions enfin pu prendre part à ce tournoi qui voyait toutes les équipes cadet de la région s’opposer? Cette fois où nous avions été battus en finale- écrasés à plate couture par plus de six essais d’écart- et qu’autour de l’ancien abreuvoir, beaucoup plus tard dans la nuit, alors que les bouteilles de mousseux achevaient de tiédir de main en main, en renardant au fond de nos gorges, nous était venue l’idée un peu folle-et assez sotte aussi- de «mettre le souk» en nous invitant derechef à la petite sauterie- une sorte de troisième mi-temps «soda boules à facettes» disait Charles-que nos vainqueurs improvisaient avec l’assentiment tacite de leurs entraineurs, «Chez nous! Dans notre propre salle des fêtes!»
Oui, c'est étrange, vous savez, comme il y a des nuits- sans doute a-t-on trop bu, trop ri et puis, oh...-, où alors, la mémoire- ce gruyère quand nous sommes un peu sur l'âge, juste un peu, oui mais...- nous forcerait presque à revivre certains souvenirs et comment dire...Pas qu'ils soient embarrassants. Non. Pas plus que ça. Juste qu'ils vous renvoient à cette période d'avant vos débuts dans la vie. Et assez peu de monde, heureusement, pour se souvenir à quel point la jeunesse était ce lieu hanté…