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  • Distance

    Les mots renoncent
    à faire de l'effet
    Nous pourrions être
    dans un registre
    nostalgique et larmoyant
    le genre prisé
    par cette époque
    qui trébuche
    chaque jour un peu plus
    une boue dans l'oeil
    dans la dictature
    de l'émotion
    mais tu as cet art
    délicat de faire
    remonter tes souvenirs
    à la surface
    avec une pudeur
    de sage femme
    des précisions d'entomologiste

     

    Ce matin tu mènes
    largement au score
    3 cafés à 1
    Tu croques une moitié
    de sucre
    et une image aussitôt
    te revient
    Celle des ouvriers
    silhouettes un peu spectrales
    dont les ombres bruyantes
    se déplaçaient
    d'un café calva
    avalé cul-sec
    vers le premier train
    au départ de Paris Saint-Lazare
    pour Poissy
    et les ateliers
    des usines S.I.M.C.A
    Talbot

     

    La plupart s'était levé
    bien avant l'aube
    pour hisser leurs fatigues
    dans un autocar
    Le tien partait d'Aubervilliers
    Ton travail consistait
    à régler
    ces énormes machines
    broyeuses de phalanges 
    découpeuses de pouces 
    Et j'aime quand le passé
    se raconte 
    une main sur la gorge
    pour tenir à distance
    les tremblements d'une voix

  • Fleuve

    Même son fromage blanc 

    avec la petite cuillère

    de sucre réglementaire 

    il refusait d'y toucher

    Ce n'était pas le brouhaha 

    habituel d'une cantine 

    qui lui striait 

    le visage d'angoisse 

    Ni quelque obstination 

    caprice où je ne sais 

    quel mot trop commode 

    derrière lequel 

    se classe parfois sans suite 

    le peu d'intérêt pour 

    cet âge de tous les pires

    possibles si on oublie 

    que l'innocence et les saloperies 

    se sont toujours ajustées 

    comme le jour et la nuit 

    la peur et le silence

    Non c'était autre chose 

    venue du plus loin

    des brimades 

    de l'enfance 

    qui cinglent encore 

    dans les mémoires 

    d'une gare

    Parce que si l'enfance 

    ne naît pas 

    dans les choux 

    certains gosses viennent 

    au monde dans une salle 

    des pas perdus 

    une câle sèche 

    un morceau de ruines 

    Au milieu des lambeaux 

    de n'importe quelle 

    énumération de la misère 

    grandiloquente ou pas

    Et ce midi l'enfance 

    alors ça ressemblait 

    de plus en plus 

     à cet homme pieds nus

    que je croise souvent 

    en détournant le regard 

    tellement il me ressemble 

    il te ressemble 

    il nous ressemble 

    il vous ressemble tous

    A chaque fois

    toute la scène prend sa source 

    gare Montparnasse  

    sur l'une des chaises 

    scellées au sol

    du Starbucks 

    dans le coin gauche 

    du hall 1

    Il y a cet homme 

    plein écran  

    À l'aveugle 

    visage dans le vide 

    sa main jette

    des miettes imaginaires 

    à une poignée amorphe 

    de pigeons qui

    à ses pieds jouent le jeu

    Il n'est pas question 

    d'enfance et de fromage blanc 

    Bien sûr 

    Oui mais voilà 

  • Surendettement

    Plus tard il m'a dit

    On a beau s'émerveiller 

    d'une goutte d'eau

    qui s'étire sur le rebord 

    de nos migraines 

    comme le vent 

    traverse la terre 

     quand même 

    la pluie c'est la pluie 

    Rien ne ressemble plus 

    à l'automne que l'automne 

     

    Plus tard j'ai collé 

    ma fatigue à la rampe 

    de pole dance 

    du métro ligne 12

    J'ai voulu m'assoupir 

    au milieu de la rumeur

    des conversations 

    puisque nous étions 

    dans cette heure 

    encore joyeuse

    quand les gens se regardent 

    avec des sursauts 

    de tendresse 

     prêts à leur faire 

    fondre la bouche

    et s'ils se mettaient 

    enfin à parler 

    ce serait pour s'occuper 

    de ces petites choses 

    qui comptent autant 

    que les morceaux de pommes

    minuscules 

    perdus comme des éclats 

    d'un réel caramélisé 

    au milieu du gigantesque 

    appareil à crumble 

    de la vie quotidienne 

     

    Plus tard je n'ai rien pu faire 

    contre la voix 

    de cette femme 

    qui parlait toute seule 

    dans les lunettes 

    de son voisin de strapontin 

    C'était après un souvenir 

    d'enfance qu'elle hurlait 

    Petite on avait une ferme

    répétait-elle 

    Vous comprendrez mieux 

    quand vous serez vieille 

    monsieur vous verrez 

    Petite j'adorais jouer 

    avec des allumettes 

    Mon père ça le rendait fou

    quand je craquais 

    mes allumettes 

    là où on faisait sécher 

    le tabac 

    Vous comprendrez mieux 

    quand vous serez incapable 

    de calculer 

    votre reste à vivre 

     

    Plus tard je me suis demandé 

    quand cette époque 

    qui ne reculait devant 

    aucune bassesse 

    allait se mettre 

    à pointer du doigt 

    le surendettement

    de nos souvenirs