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Trente-quatre nouvelles pour nous parler en beauté de rugby, d’intime, de politique et de bien d’autres choses épaisses et poétiques.
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Je revois encore le long cortège de ces hommes happés par le brouillard, ces hommes fiers, bâtis à chaux et à plâtre, la peau tannée par les excès de jeunesse : cette maladie si souvent mortelle, à peu près tous « sortis » des fermes et des bourgs environnants. Oui, j’entends d’ici leurs souffles, de courte haleine, pour la plupart, comme les fêtes de village avaient eu raison de leur meilleure volonté, un souffle d’aventure, déjà, pour les très rares qui, dès juillet, se projetaient en trépignant dans l’épopée à suivre. Oui. Et je comprends d’autant mieux, aujourd’hui, pourquoi il m’était si facile de m’identifier à eux. Je n’étais pourtant pas, à proprement parler, de là-bas. Je veux dire que je n’y vivais plus, et même depuis assez longtemps. Mais le rugby était pour moi, encore à cette époque, bien autre chose qu’un sport. Ou bien était-ce un sport bien plus qu’un sport décrit tel quel, formules magiques après formules magiques, par les articles au long cours légendés en haut style par ces plumes qui ont fait les beaux jours de la chronique sportive. (« L’amour à mains ouvertes »)
Benoît Jeantet nous avait déjà profondément séduits voici trois ans, avec les redoutables fragments mémoriels, mélanges intenses de douceur et de rage, de « Nos guerres indiennes ». Avec ces trente-quatre nouvelles, précédées d’une préface de Jacques Verdier, publiées en 2016 aux éditions Salto, il nous rappelle avec éclat et tendresse la place passionnée qu’occupe le rugby dans sa vie d’écrivain et de poète. Ces pièces, dont les titres eux-mêmes résonnent puissamment d’horizons subtils, ne sont pas l’encensement en soi d’un sport désormais bien plus que guetté par le spectaculaire marchand (on n’y trouvera pas les accents épiques, par exemple, du « La peau des Springboks » (1964) de Denis Lalanne – mais plutôt la belle nostalgie intimiste qui hante « Le temps des Boni » (2000) du même auteur, nostalgie soigneusement débarrassée des scories passéistes parfois embarrassantes que l’on peut trouver par exemple dans le « Rugby Blues » (1999) de Denis Tillinac) : ces 34 nouvelles affirment avec force le lien toujours étonnant et toujours solide qui unit les pratiquants de ce qui n’a pourtant rien d’une religion, du plus simple amateur au presque champion national, du fermier ou bûcheron ariégeois à l’écolier parisien, du fringant coureur des lignes arrière au massif combattant des lignes avant, du matois demi de mêlée ou d’ouverture au rugueux talonneur.
Cette mère célibataire, l’enfant complexé par son poids et le jeune rugbyman que j’étais sont tous faits d’imagination. Puisque la vraie vie, c’est entendu, ça n’existe pas. Et que c’est bel et bien pour la fuir, cette existence dont il vous semble que les efforts des hommes concourent unanimement à la rendre ennuyeuse, oui c’est bel et bien pour la fuir ou du moins avec l’espoir de la tenir quelque temps à distance, que certains sont allés voir du côté du rugby s’il n’y aurait pas moyen de faire mordre un peu la poussière aux tourments de la jeunesse. Parce qu’un jour, c’est tout à coup qu’on doit quitter le confort incertain, mais le confort quand même, le confort douillet mais le confort tout court, le confort de l’enfance et qu’à force d’écouter les récits d’un camarade de classe, à chaque fois qu’il me racontait les entraînements, les combats de boue et l’herbe qui sentait bon la feuille nouvelle, les vestiaires, les odeurs et le bruit des crampons, oui, à force j’ai fini par faire avec lui le chemin jusqu’au stade. Avant, il m’avait fallu mettre au point un petit stratégème. L’idée que je puisse me rendre à un entraînement de rugby, juste m’y rendre, ma mère en aurait fait une syncope. Dans le milieu où elle évoluait, j’imagine que les rugbymen passaient ordinairement pour des espèces de brutes au cerveau ramolli qu’il fallait à tout prix tenir éloignés des centres villes. (« L’art des mains »)
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Histoires de sueur et de boue, histoires de poussière qui vole et retombe (on songera parfois, justement, aux beaux textes du « À pleines dents la poussière »de Stéphane Le Carre), histoires de chocs et de tendresses, histoires de grâce et de respect, histoires de rudesse et de générosité, histoires d’alcool et de bombance, histoires de joie et de tristesse, les confidences parfois presque murmurées de ce « Comme si le monde flottait » ne dédaignent pas à l’occasion une incursion aux limites d’un fantastique du quotidien dans lequel le Frédéric Fiolof de « La magie dans les villes » viendrait doucement contaminer les « Contes du rugby » (1993) d’Henri Garcia, sous le contrôle technique et humain de « L’esprit du jeu » (1999) de Daniel Herrero.
Je le revois encore qui s’avance vers moi, un peu avant il a demandé à toute l’équipe de sortir, un livre de poche tout corné à la main. Je l’entends me dire, comme si c’était hier et avec un aplomb dont je ne l’aurais jamais cru capable : « Tu as peut-être été un bon joueur. Oui et ça, tout le monde en a déjà parlé. Mais sais-tu ce qui t’a manqué pour devenir un grand joueur ? La générosité. Tu refuses de t’ouvrir aux autres. Le ballon doit vivre avec toi ou mourir après toi. Tu ne laisses aucune autre alternative. Un monstre d’égoïsme. J’ai vu presque tous tes matchs, du temps de ta « splendeur », et ça m’avait frappé. Mais le plus terrible, vois-tu, c’est que même aujourd’hui, où après ce que tu viens de traverser, j’escomptais justement que ces épreuves t’auraient appris une ou deux choses de la vie, aujourd’hui, c’est encore pire. Tu penses sans doute que le destin s’acharne contre toi et tu te promènes parmi nous, avec tes grands airs de bête blessée, comme si tu étais la victime d’une injustice permanente. Tu penses sans doute qu’évoluer à ce niveau n’est pas digne de ton talent. Au fond, comme beaucoup, tu es malheureux parce que tu ne sais pas comment te débrouiller de toute cette violence. Comment apprivoiser tes démons intérieurs. On peut choisir d’être heureux. Tout le monde peut faire ce choix. Au rugby, c’est encore plus facile. Il te suffit d’apprendre à donner au lieu de bomber continuellement le torse des apparences. Au lieu de maudire le monde pour ce que tu crois qu’il t’a retiré, si tu te demandais plutôt ce que, toi, tu pourrais lui apporter ? (« Bomber le torse des apparences »)
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À un moment où plus que jamais, alors que la marchandisation fait rage, il importe de non seulement préserver mais développer des îlots de beauté, d’humanité, de solidarité et d’ouverture, les beaux textes de Benoît Jeantet nous rappellent que l’intime et le politique demeurent indissolublement liés, en sport comme ailleurs, dans le rugby comme forme symbolique peut-être encore davantage que sur d’autres terrains. Comme le dit Jacques Verdier, dont le « Un monde d’émotions » (2007) résonne ici aussi, dans sa belle préface : « Tous ceux qui, comme moi, aiment le rugby et la littérature, une certaine qualité de style, où la nostalgie le dispute à la poésie, où la fraternité rend compte aux souvenirs, « où la jeunesse est un lieu hanté », apprécieront ce livre qui n’est jamais qu’une manière comme une autre de rendre aux autres la part de lumière qui leur appartient. » Et ce beau constat s’étend à mon avis bien au-delà du cercle des amatrices et des amateurs du ballon ovale.
Oui et même à l’autre bout de la salle où je suis en train de débarrasser le petit tas de poussières qui s’amassent sur ma gueule de bois – il me restait cinquante euros à vivre quand le patron du café, un ancien partenaire, m’a tendu la main. je sais bien tout ce qui a pu se dire ou s’écrire sur le marketing à l’œuvre, il faut vivre avec son temps, autour des supposées valeurs du rugby. Je sais aussi toute la quincaillerie de clichés et de fantasmes que ce sport véhicule. Quoi qu’il en soit, mon ancien partenaire m’a tendu la main. On ne s’était pas revu depuis quinze ans. Des clichés ? Il l’a fait sans hésiter en comprenant ma gêne, en lisant dans mes silences, l’angoisse de cette inquiétude fixe où je me morfondais. Et un autre m’héberge chez lui le temps que je me remette à flot. Et peu à peu j’apprends à ne plus pleurer sur hier. À ne plus sombrer aussi facilement dans la misanthropie. À apprécier la vraie mesure de l’amitié comme une pépite impérissable. Du marketing ? – oui, même depuis l’autre bout de la salle, j’arrive à deviner son envie à elle de suspendre ce moment de grâce en caressant le jour à ses côtés. (« Le bonheur, c’est l’aube »)