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Quelque chose de nouveau...

Les enfants s'excitent dans le jardin et ce sera bientôt l'heure de la petite
partie de rugby à toucher. Une sorte de rituel hebdomadaire. Je ne sais plus trop, à vrai dire, de quelle époque date cette habitude qui veut que dans la famille de mon vieil ami, chaque dimanche, oui, quasiment, les «anciens» défient ainsi donc les plus jeunes, à moins que ce ne soit plutôt l'inverse. Disons que ça s'est fait comme ça. J'imagine que le succès de tous ces dimanches de la vie reposent, encore et toujours, sur ce rêve immense et dispersé qu'ici on nomme rugby, ailleurs musique, cinéma ou littérature et tout cela n'est jamais qu'une manière comme une autre de perpétuer les belles tragédies de la jeunesse. Oui, c'est un subterfuge astucieux qui permet aux gens un peu sur l'âge de prendre à revers le sentiment de solitude qui peut vous chavirer le cœur au milieu d'une bande de verres vides. Parce que notre petit empire prend un peu la poussière...

 

La veille, j'ai pris un train pour rejoindre notre vieille bande. Le club dont j'avais défendu les couleurs à l'époque de nos vingt ans battait de l'aile. Une trésorerie en souffrance. Des installations qui menaçaient ruine. Une réunion «entre anciens» était prévue pour mettre en œuvre un plan de sauvetage. Le temps jouait contre nous mais il fallait bien faire quelque chose. Quelques uns mettaient déjà la main à la pâte. Certains prenaient sur leurs temps libre pour réaliser des travaux de maçonnerie. Et puis des heures passées au téléphone, pour d'autres, partis en quête de partenaires locaux. Moi aussi, j'ai voulu apporter ma contribution. Je n'étais pas en mesure d'affronter la mort, non, pas maintenant. La veille, alors et presque sans réfléchir, j'ai donc pris ce train pour retrouver mes anciens complices. C'était, vous savez, un de ces gestes en pure perte qu'on a l'impression d'accomplir au nom de la morale et de la liberté...

 

Les enfants guettent le coin de véranda où l'alcool de prune n'en finit plus de nous brûler la gorge. Leurs regards sont implorants, avec dans les yeux comme une attente et ce je ne sais quoi d'impatience qui agite leurs mains, l'air de dire «oh, on y va quand vous voulez...» Pour eux, c'est autre chose qui se joue. Ils sont jeunes, ne tiennent pas en place. Mettre leur vie en mouvement, voilà tout ce à quoi ils aspirent. Une partie à toucher. Des feintes, des passes, des crochets et des courses, une douche rapide et ils seront repartis. Mais, justement, nous prenons un malin plaisir à faire durer leur attente. L'attente. Sans doute l'un des derniers petits luxes pour ceux qui sentent leurs forces décliner. Sans doute...

 

Le train roule, je déplie mollement les pages d'un journal avec l'espoir qu'elles se mettent à frémir sous mes doigts. Des images de la France fugitive défilent dans un silence poussiéreux. Deux sièges plus loin, il y a cette fille, l'air de quelqu'une qui cherche en elle un sentiment négatif digne d'intérêt. Elle se lève, ses velléités de fuite pas bien difficiles à retenir dans son manteau plissé en lainage rouge. Pourquoi est-ce que je me lève à mon tour? Qu'est-ce qui peut bien me pousser à la suivre jusqu'au wagon bar? Peut-être son sourire de Joconde qui vous incite à la questionner...

 

Depuis quelques minutes, les enfants se sont regroupés à l'ombre d'un tilleul et là dessous, comme du moins je le suppose à leurs mines de conjurés, ils répètent leurs petites combines à pétrole. Bien décidés cette fois à «nous mettre à l'amende.» J'avale cul-sec mon verre de prune. Il me tarde que la partie commence. «Tu sais, me confie mon ancien complice de troisième ligne et soudain je lui trouve un air sombre, comme si la tristesse lui tombait sur le visage comme un rideau, tu sais, il se peut qu'un jour des mécènes très puissants parviennent à accaparer tout ce qui fait le sel de ce jeu que j'aime encore d'un amour tendre, tu vois, comme d'autres l'ont fait avec le charbon, enfin, je ne sais quoi, les denrées essentielles, oui, et même avec tout le reste, mais...» Est-ce parce que je me suis levé en feignant de n'avoir prêté aucune attention à ce qu'il vient d'énoncer, oui, est-ce pour cette raison qu'il ne termine pas sa phrase? Peut-être. Et ça vaut mieux. Trente ans d'amitié commune et c'est bien la première fois que je le surprends en flagrant délit de nostalgie. Et puis je n'ai pas aimé non plus la façon qu'a eu son frère d'acquiescer en silence. Non. Pas du tout. Pourquoi tout à3 coup la nostalgie? Ce venin de la nostalgie qui peut prendre de nombreuses formes: des poudres de toutes sortes, du vin bourru, des idées noires. Je ne suis pas revenu ici pour entendre ça. J'ai, tout comme lui et les autres, tous les autres, seulement envie de sauver le club du naufrage qui se dessine. Et non, ce n'était guère mieux avant. Il y a seulement que nous étions plus jeunes, avant, et c'est tout. Et après? Je rejoins les gamins qui trépignent. Mon ami et son frère décident finalement de m'emboîter le pas. C'est tellement mieux ainsi. La nostalgie n'est qu'une maladie des bronches...

 

Accoudé au bar, j'observe la fille au manteau rouge. Son regard semble happé par le paysage. Il y a surtout cette lumière voilée qui nimbe le wagon d'une atmosphère particulière. Une lumière qui invite à faire le vide sans y être contraint. Aucune vie n'échappe à la vieillesse, à la solitude et à la mort. Mais le vide enseigne à voir les choses plus clairement et alors je me souviens de toutes ces fois où avec mon vieux complice de troisième ligne, nous allions, après chaque rencontre et de retour à peu près indemnes de ces cérémonies païennes de l'après match, flâner dans le stade désert. Si nous allions, au fond c'était seulement pour écouter le silence. «Tu vois, mon pote, me dit-il, un de ces soirs justement, je crois qu'un match est vraiment réussi quand on a l'impression d'avoir appris sur nous-même quelque chose de nouveau...»

 

Commentaires

  • C'est drôle, mais ce texte superbe m'a presque immédiatement fait penser à "Côté Ouvert" et à "Comme Fou", pris dans les rênes des attaques du temps et risquant de plonger dans une certaine nostalgie. Nostalgie que je ne hais point; d'ailleurs, j'écris en étant baigné dans la voix chaude et la musique rythmée, saccadée de Carlos Gardel. Je suis quasiment né sous les vibrations de Gardes, alors!
    - "Vida, vida...".

  • Merci de tes passages fréquents et de tes commentaires, cher André. Et ceci vaut, bien sur, pour celles et ceux qui...Je devrais vous répondre plus souvent, mais je me dis, à chaque fois, que cela reste votre espace et que vous en usez comme bon vous semble. Ni l'âme d'un censeur. Encore moi d'un...je ne sais quoi, du reste. Amitiés bien vives.

  • La nostalgie, je n'aime pas du tout ça. Mais alors pas du tout. La mélancolie, oui. La mélancolie, constamment...par contre et il s'agit, comme tu le sais, de tout autre chose.

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