Des muscles et du sang froid...
«Il arrive que même dans le champ profond, tout soit dégarni. Et alors on se sent terrassé de chagrin. Si tu savais, ma pauvre…» Paul avait dit ça d’une voix blanche, en fixant le fauteuil vide qui jouxtait le lit médicalisé. Son épouse achevait de remonter la couverture sur les jambes du vieil homme. Elle savait que ces mots ne lui étaient pas destinés. Malgré son habileté à étouffer sa souffrance, elle ne put retenir quelques larmes. C’était une journée normale…
Alexandre s’apprêtait à vivre sa première journée de repos depuis longtemps, puisque le club venait de lui octroyer quelques jours de vacances. Le tournoi des Six Nations, pour lequel l’encadrement avait cette fois choisi de ne pas le retenir, allait débuter et, au lieu de se laisser submerger par la déception- est-ce qu’il jetterait un œil, même distant, à cette rencontre qui allait donc se jouer sans lui? Oui. Bien sur.-, il comptait en profiter, d’abord pour couper un peu, régénérer un corps usé par une saison qui paraissait interminable, et puis, une idée qui lui trottait dans la tête depuis pas mal de temps déjà, mettre à profit ces quelques jours pour rendre visite à Paul, son entraîneur des débuts. Paul dont une vieille connaissance lui avait appris, un peu à la sauvette- parfois on demande des nouvelles pour la forme et les souvenirs vous reviennent en morceaux- qu’il souffrait d’une forme d’Alzheimer…
Alexandre eut du mal à croire que l’homme d’une pâleur de cierge qui se tenait maintenant allongé sur ce lit, avait été le solide gaillard dont la voix résonnait encore dans sa tête. «Replace-toi! Pas en marchant…Joue! Mais Joue!» Une voix lourde et lente mais capable tout à coup de grimper dans les aigus- Pour un péché de gourmandise. Un en avant. Un placage manqué-et alors c’était comme si un éclair venait de froisser les nuages. «Les gars, si dimanche on tombe sur une vraie équipe de rugby, alors, on fait comment…»
«Du jour au lendemain, il s’est mis à perdre la tête. Cela a commencé, il y a plusieurs années. Depuis que notre fille…Elle a disparu, vous savez, lors d’un séjour humanitaire au Sahel. Son corps n’a jamais été retrouvé…Bien sur, c’est toujours…Perdre un enfant, ça va contre le sens même de la vie…On nous a conseillé de suivre une thérapie de deuil mais ça s’est très mal passé. Paul était réticent. Il a toujours été tellement pudique. Lorsque le psy a cru utile de nous expliquer qu’à la mort d’un proche, la relation avec la personne ne se rompt pas et qu’on peut même avoir l’impression de sentir sa présence, il a quitté la pièce. J’ai continué sans lui… Et puis, je ne sais plus quand ça a eu lieu, la première fois, mais il s’est mis à lui parler. Un soir, je l’ai surpris dans les escaliers menant à sa chambre, moi je n’y entre jamais c’est au-dessus de mes forces…il lui «montait sa tisane», comme il en avait l’habitude, avant que…Dans la voiture, il se retournait fréquemment vers la banquette arrière…et c’était comme si elle lui répondait, vous voyez…Parfois, un fou rire le prenait. A d’autres moments, on aurait dit qu’ils se disputaient...tous les deux...»
Depuis plus d’une heure, Alexandre faisait la conversation à Paul comme on enverrait des balles molles. A l’aveuglette. La plupart du temps, ces balles, un mur les lui retournait aussi sec. En pleine figure. «Chaque jour la maladie gagne du terrain, vous savez.» L’épouse de Paul avait exposé la situation en quelques mots. « Désormais, il nage dans des eaux qui nous sont totalement inconnues.Je préfère vous prévenir: il ne vous reconnaîtra pas ou alors durant quelques minutes à peine. Par moment, il s’adressera à vous en ayant encore l’impression de discuter avec elle. Il n’y a plus que la voix de notre fille qu’il entend…»
Un mercredi- comment oublier un jour pareil?- Paul convoqua Alexandre dans le petit bureau qu’il occupait sous la vieille tribune d’honneur- une maigre planche de contreplaqué reposant sur deux tréteaux, le tout jeté au milieu d’une pile de maillots sales et de sacs à ballons- pour ce que l’entraîneur appelait « une petite séance de recadrage». Alexandre n’en menait pas large. Ces séances, chaque joueur les redoutait. Pour Alexandre, c’était la première fois. Qu’avait-il donc à se reprocher? Son dernier match lui semblait plutôt accompli. Deux essais à la clé. Oui, vraiment. Plutôt un bon match de sa part.
Paul ne partageait pas cet avis. Pas du tout même. «Tu es doué Alex, ça ne fait aucun doute. Et puisque tout le monde le dit, tu as du croire que c’était arrivé. Qu’il te suffisait de mettre le maillot et en avant. Dimanche, d’accord, tu en plantes deux. Et heureusement que tu marques. D’abord, si tu finis par marquer, c’est parce que ceux d’en face loupent trois ou quatre placages à la suite. Oui, heureusement que tu marques sur ces deux coups, parce que juste avant et par deux fois, tu manges un trois contre un. Bordel, un trois contre un! Tu avais juste à faire la passe! Mais, non, toi tu veux briller. Jouer les coups tout seul. Je ne peux pas tolérer ça. J’ai donc décidé que tu débuterais les deux prochaines rencontres sur le banc. Médite là-dessus…»
Et Alexandre avait médité. Oh ça ne s’était pas fait comme ça. D’abord il lui avait fallu ruminer en silence. Digérer cette décision qu’il trouvait bien arbitraire, et même, pour tout dire, parfaitement injuste. Et puis, parce que c’était le genre de garçon posé qui refusait de se laisser corrompre par la colère, il s’était souvenu de cette formule que Paul répétait comme un mantra. «Si vous ne supportez pas l’injustice, vous n’avez rien à faire sur un terrain de rugby.»
«J’ai toujours votre lettre, vous savez, celle où vous lui témoignez votre gratitude. C’est une belle lettre. J’étais assez émue au moment de la lui lire. Vous ne m’en voulez pas, au moins, de la lui avoir lue…Hélas, je ne suis pas certaine que…Ce mal le ronge depuis si longtemps. Mais je sais qu’il serait tellement fier de vous, aujourd’hui.» Une fois de plus, elle avait su trouver les mots justes. Des mots dignes qui s’efforçaient de dire l’essentiel mais avec cette irritation lisible dans le regard lequel en disait long sur les souffrances endurées au quotidien.«Parfois, j’aimerais qu’il puisse partir en paix. Que ce calvaire que j’endure prenne fin, vous comprenez…» Alexandre comprenait.«Mais je m’en veux d’avoir de telles pensées. Si vous saviez à quel point je m’en veux…»
En tournant la chose dans sa tête, Alexandre en revenait toujours à cette idée d’injustice qu’il avait eue déjà à propos de la sanction qui était tombée à la fin de cette fameuse «séance de recadrage.» Car si la pratique du rugby était sans doute le plus sur moyen d’accepter que la vie se montre parfois injuste, où cela vous venait-il? Et alors quoi au bout du compte… Peine perdue? Effort vain? Il valait mieux chasser cette pensée. Pas si simple. Mais rien n’est simple lorsque vous vous retrouvez, après tout ce temps, en présence d’une personne qui a été témoin de vos débuts dans la vie. Vous réalisez bientôt que, pour elle, la fin s’approche et une envie de pleurer vous serre la gorge. Oui mais non. «Allez, hop. Des muscles et du sang froid, mon garçon», répétait souvent Paul. Et sa voix crépitait dans le vestiaire comme le staccato d’une mitraillette. Oui, voilà. Des muscles et du sang froid. Quelque chose d’assez trivial, oui, peut-être, et ensuite le soleil se remettrait à briller par la porte. Non, Alexandre n’aller pas céder aux larmes.
Il préféra penser à Paul dans les moments heureux de sa jeunesse. De manière assez étrange, des souvenirs qu’il avait totalement effacés de sa mémoire commencèrent à refluer du plus loin de l’oubli. De Paul, il conservait jusque là l’image d’un entraîneur exerçant une emprise telle sur son équipe qu’elle aurait brisé pour lui des murs de briques, et même à mains nues, s’il l’avait exigé. Et voilà qu’il le revoyait, derrière la buvette du stade, servant le vin chaud à la ronde avec des airs de mendiant qui hésite. Et cette fois, si loin du Paul entraîneur des Crabos qui présidait dictatorialement aux opérations, oui, cette fois où il n’arrivait plus à redescendre de cet échafaudage, pourtant pas bien haut, qui tanguait sur la façade du club-house rossée par les vents…
Depuis qu’Alexandre avait pris l’habitude de venir- au moins deux fois par semaine- au chevet de son tout premier entraîneur, la même scène se rejouait. Paul regardait le plafond en silence, et puis, brusquement, il s’adressait d’une voix blanche au fauteuil vide qui jouxtait son lit médicalisé. Comme si vieillir, dans le fond, ça n’avait jamais consisté qu’à faire la conversation à un fantôme.