Caricatures

La nuit est douce
Depuis la place des Abbesses
enfle la rumeur d'une dispute
Trois jeunes hommes
vingt ans tout au plus
toujours les mêmes
que des trottinettes électriques
recrachent chaque soir
depuis la gorge brûlante
de la ville basse
Au début il s'agit de chiller
Ça se passe avachis
sur un banc
Où perchés là-dessus
comme des chats
soucieux de tenir la position
de cet avant poste de la solitude
Trois ombres qui aimeraient
rouler un peu en dehors
de ce jardin de pierres
où les petites médiocrités
de l'époque les petits
coups de pute du marketing
les ont relégués
Ils cherchent à retenir
l'attention de groupes
plus clairsemés à cette heure
de touristes
et dans un poème idéal
on voudrait que ceux-ci
aient le regard perdu pour de bon
après un bug de Google maps
que leurs interactions
avec le monde extérieur
se limitent à des désirs malsains
de marchands de glace
Et soudain sur le banc ça bouge
Ça se lance une volée
d'adjectifs sauvage
en pleine figure
Aucun n'atteint vraiment sa cible
Leurs chiens jusque là
assoupis à leurs pieds
sur leur fin de race
et qui n'ont pas encore
appris le combat de rue
sont encouragés à entrer
aussitôt en scène
Alors ils s'aboient dessus
mais sans que la bave
ne leur vienne aux lèvres
Tout ça bien sûr
n'effraie plus grand monde
C'est autre chose
qui se joue mal ici
Tout est en place
Les claquettes les chaussettes
blanches forcément blanches
Tout est en ordre
L'adolescence...
son envie opiniâtre
de se succéder à elle-même
Aujourd'hui ses petites maladresses
trônent sur le profil d'un influenceur
pas mieux pas pire
que les affiches ou les couvertures
de magazines que le temps a froissé
Qui s'en souvient vraiment ?
Hier il était une fois
d'autres habitudes
d'autres fringues
d'autres trouvailles de langage
Et toutes racontent
cet âge dont les ingratitudes
traînent leurs humeurs
en écumant les vastes
territoires de l'ennui
La nuit est douce
Il y a fort fort longtemps
J'aurais voulu savoir
à quoi ressemblait
vraiment son visage
Mais la nuit n'a jamais eu
de visage
Le pays peut dormir tranquille
Se pencher à la fenêtre
Humer l'air en captant
à la sauvette
les maigres caricatures
que les villes ont à offrir
Croire à l'existence
d'un monde régi
par des forces cosmiques