Un cuirassé échoué en cale sèche...
Je sais qu’il y a un bruit-des voix qui résonnent parfois dans ta tête. Oui je sais. En tout cas je me doute. J’imagine. Je suppose. Toute cette histoire a beau s’être passée il y a plus de vingt ans, ça ne fait rien, tu y repenses encore...
La rumeur d’une tronçonneuse m’a tiré de la torpeur molle qui précède toujours le réveil. Enfin je parle pour moi. Les autres ont leur manière bien à eux, je présume, de s’échapper du sommeil, de quitter le pays des rêves ou bien le monde des ténèbres, c’est pour selon, mais tout ça regarde le retour d’expérience de chacun, après chaque épopée nocturne. Je sais, du moins je me doute, qu’après cette histoire, ce qui s’est passé il y a plus de vingt ans, donc, oui je sais qu’après ça, tu n’as pas du fermer l’œil de la nuit. J’imagine assez bien ta peau raclant les draps. Ton corps ruisselant de sueur. Et puis, pour finir, tu t’écroules où tu peux comme un cuirassé échoué en cale sèche…
A peine 8h et c’est dimanche. J’ouvre la fenêtre en grand et presque aussitôt un tas de regrets qui grincent dans la mélancolie. Tu as eu raison du vieux saule tortueux dont le tronc noirci et les branches à moitié calcinées témoignent, à l’usage des rares vacanciers- j’en fais partie-, de la violence de la foudre. L’espace de quelques secondes, tu as ce regard vide pour l’engin qui ronfle de méchante humeur dans l’herbe rousse et c’est lorsque tu te retournes pour t’allumer un clope, en prenant soin d’abriter ton allumette du vent -ce matin ça souffle tempête-, c’est là qu’enfin tu me remarques…
Lorsque nous nous sommes croisés, cette fameuse nuit- enfin, fameuse, c’est assez mal dire. Plutôt mal venu. Oui, plutôt-, tu m’as d’abord dévisagé avec cet air farouche qui laissait présager comme une menace. « Hé toi! T’as pas un peu fini de me regarder comme ça! Le spectacle t’as pas suffi?! T’en veux encore!» Je me souviens encore de tes mots qui tremblaient de peur et de colère. Colère tellement tu t’en voulais d’avoir manqué l’immanquable. Mais ça, bien sur, je ne l’ai appris qu’après. Peur rien qu’à l’idée que j’ai pu être l’un des témoins de ton échec. Et ça je l’ai compris trop tard. «Je ne sais pas de quoi vous parler, Monsieur. Ou j’ai cru mal comprendre.» Mon accent qui sonnait assez loin d’ici. Mon étonnement trop poli pour être malhonnête. Tu t’es calmé d’un coup et puis tu m’as offert un verre. « Allez on trinque à ma sortie en beauté, tiens! A ma sortie en beau-té…»
«Oh Bonjour..» Tu ne sembles pas le moins du monde désolé. Ou alors tu joues très mal la comédie. Et du reste, juste avant de reprendre ton ouvrage, ce geste de la main qui prend à peine le temps de s’excuser…
Le patron du bar a soigneusement attendu que tu quittes les lieux en titubant, avant de me prendre un peu à part. De m’expliquer qui tu étais. Vers quoi tu comptais aller. Comment? Il n’était pas non plus du genre à s’esquinter les méninges avec le tricot existentialiste. «Ce type a beau passé pour un buteur fiable. Tantôt, c’est simple, il a loupé presque tous ses coups de pied. Son équipe manque le titre pour deux points. C’est sur qu’il doit s’en vouloir. Vous comprenez mieux le coup, c’est bon?» Je comprenais mieux. Je comprenais tout.
Jusque là, j’avais passé ma vie à tout rater. Je savais ce qu’il en coûte lorsque vous êtes tributaire d’un destin visiblement tout tracé. Et tout le drame intérieur qu’impliquait le moindre chamboulement dans l’ordre, en apparence immuable, des choses. Je venais de rencontrer celle qui deviendrait sous peu la femme de ma vie et ça peut paraître idiot après coup- ah les habitudes et leurs règles stupides sous lesquelles chaque homme de guerre lasse aime à se plier- mais oui, j’hésitais, vacillant, sans doute par orgueil, sur mon petit quant à soi dépressif. Lui, venait à l’inverse de faire perdre son équipe, en tout cas prenait -dans un surcroît d’orgueil et là-dedans aucune rédemption possible- tous les torts à son compte et, toujours d’après le taulier de l’endroit, avait pris la décision irrévocable de raccrocher pour de bon, de se retirer de tout, de vivre à l’écart de ce qui avait jusqu’ici rythmer le cours de son existence….
Je sais qu’il y a un bruit-des voix qui résonnent parfois dans ta tête. Oui je sais. En tout cas je me doute. J’imagine. Je suppose. Toute cette histoire a beau s’être passée il y a plus de vingt ans, ça ne fait rien, tu y repenses encore...
Trop de vent. Pas assez dormi. Il y a des matins comme ça où les images n’ont aucun sens. Je referme la fenêtre pour m’installer sur le rebord de ma migraine. Comme je vais prendre une douche, j’entends à nouveau ta voix « Bon dimanche Monsieur. Et encore désolé pour le dérangement.» Tout compte fait, je crois que tu as cessé de jouer la comédie, il y a bien longtemps. Oui. Il y a plus de vingt ans.